12 Novembre 2021
Gaëlle Bourges s’intéresse à l’histoire des représentations dans les beaux-arts. Elle s’attaque ici aux questions soulevées par Olympia de Manet qui fit scandale en 1865, lors de sa présentation au public, pour en dégager la double thématique de la prostitution – ou des « travailleuses du sexe » – et de l’image des « noirs » – ici une servante – dans une perspective très contemporaine.
Au point de départ se trouvent un homme et une femme. Lui, c’est Édouard Manet, grand bourgeois et peintre. Elle, c’est son modèle préféré : Victorine Meurent, qui posera pour le peintre durant onze années. Une femme devenue peintre, elle aussi, dont on ne connaît aujourd’hui que deux œuvres véritablement authentifiées, conservées au musée d’Art et d’Histoire de Colombes. Leur histoire commune débute en 1862, une année avant que le peintre n’expose le Déjeuner sur l’herbe, en mai, au salon des Refusés, après son rejet par le Salon officiel. Elle figure au premier plan du tableau, nue, en compagnie de deux hommes habillés et regarde, demi-sourire aux lèvres, comme si elle les narguait, ceux qui la contemplent. Elle devient, à travers ce tableau, le symbole du refus de l’hypocrisie de son époque qui ne tolérait le nu qu’au travers de sujets allégoriques et mythologiques, sous une forme idéalisée et souvent érotisée. Le caractère très réaliste de la peinture de Manet, qui dépeint sans enjolivement ce qu’il voit, la brutalité du style et le sujet, tiré de la « vie moderne » qui sera si chère aux impressionnistes sont autant de coups de boutoir dans la peinture académique. Le public est secoué, et Zola se sent le devoir de prendre la plume pour défendre son ami taxé d’obscénité et de voyeurisme ! Il n’en demeure pas moins qu’avec Victorine Meurent, Manet trouve le chemin pour parler au présent et mêler à l’ancienne peinture un prosaïsme neuf. Mais pour Victorine, l’histoire est moins rose…
Olympia, une surenchère dans la provocation
Lorsqu’en 1865, Manet présente Olympia, dont le titre renvoie à un sujet mythologique qu’il parodie, et rappelle explicitement en même temps les petits noms des cocotes de l’époque, il gravit un degré de plus dans l’horreur, aux dires de certains. Il n’a plus l’excuse de la sortie du bain pour justifier la nudité. Elle s’étale, grandeur nature sur une toile de près de deux mètres de large. Nonchalamment allongée, une main cachant cet obscur objet du désir que constitue le sexe, elle jette un regard ennuyé et passif à celui – ou à ceux – qui lui font face, dédaignant l’offrande du bouquet de fleurs que lui présente une jeune domestique noire dont on ne connaît aujourd'hui que le prénom, Laure. C’est à partir de là que se développe véritablement le propos de la pièce, qui va tirer les multiples fils issus du tableau. Ils la conduiront à remonter le temps, vers la Vénus d’Urbin du Titien dont l’œuvre s’inspire, mais aussi à en envisager les prolongements, dont l’inversion des personnages dans le tableau.
Un projet plastique et ses mutations
Lorsque la pièce commence, c’est une toile blanche, composée de deux parties, qui fait face aux spectateurs. Elle est celle que le groupe des peintres du café Guerbois, représentés par Fantin-Latour, anime à tour de rôle – tous des mecs, remarque au passage la narratrice qui les présente en voix off. Elle est l’élément autour duquel se déploie une lente chorégraphie. Les deux panneaux, déplacés, adoptent des configurations diverses, en mouvement. Ils viendront constituer le fond de la reconstitution d’Olympia comme un rappel omniprésent de la place de la peinture. Devant lui, un praticable recouvert de coussins rouges se transforme en lit, s’habille de d'oreillers moelleux et d’une courtepointe en tissu fleuri à galons d’or. On voit se former peu à peu le décor. Les drapés du fond du tableau viendront s’appuyer sur les toiles dressées. Le bouquet de fleurs entouré de papier blanc est apporté, la fleur mise en place dans les cheveux. Un petit chat en peluche noir est disposé queue dressée – il sera remplacé par un petit chien lorsqu’on substituera à Olympia la Vénus de Titien et que la servante noire cèdera la place aux domestiques dont l’une resplendit dans sa robe rouge éclatant et l’autre fourrage dans un coffre à l’arrière du tableau. Pour autant, les différences ne sont pas masquées. Le procédé apparaît sous la matière. Nous sommes dans l’ordre de la re-présentation. Et d’ailleurs, Olympia n’est pas nue. Comme les trois autres performeuses qui interviennent, elle est habillée en homme, signe de l’omniprésence masculine dans le paysage de l’époque. Une place particulière cependant est réservée au costume de la jeune domestique dont la robe dans des tons de vieux rose révèle par contraste la difficulté de Manet à peindre des peaux brunes.
Le corps, la voix, la narration
Aucune des femmes présentes sur scène ne profère la moindre parole. À rythme lent, elles mettent en place les pièces du puzzle qu’une voix off commente. Elle évoque la séparation entre les sexes et entre les classes d’âge qui règne au milieu du XIXe siècle, la bohème artistique qui se retrouve aux alentours de la place Clichy sur le boulevard des Batignolles, la place des personnes de couleur, libérées de l’esclavage, dans la vie de la petite colonie : Jeanne Duval, la maîtresse de Baudelaire, la présence du « mulâtre » Dumas, Lala l’écuyère, le clown Chocolat… Elle raconte les difficultés d’existence de ces modèles soumises à de longues et fatigantes séances de pause qui ne leur suffisent pas pour vivre, de ces femmes qui n’ont pas accepté la tradition sociale du mariage et vivent parfois entre elles, de ces rebelles qui ont choisi une vie de guingois, une survie difficile, une jonglerie permanente pour joindre les deux bouts qui les condamne, en fin de vie, à la misère… Elle commente, ironise, tire un fil plein de drôlerie entre oppressions passées et situations présentes.
Inversions en tout genre
Elles sont quatre, ces performeuses-danseuses qui passent de personnages à accessoiristes selon les besoins. Elles sont, comme pour montrer une similitude entre les deux thèmes, à égalité de couleurs de peaux – deux noires et deux « blanches ». Au fil des transformations des tableaux, elles en joueront toutes les combinaisons : l’inversion d’Olympia et de sa servante, mais aussi un couple maîtresse-servante de même origine. Elles joueront avec les codes du genre, alternant jaquette et jupon dans une atmosphère de cabaret – ou de boîte de nuit – dans le scintillement des boules de miroirs à facettes et le bruit assourdissant d’une sono tonitruante. De la parodie de cancan au strip-tease en passant par ce qui s’apparenterait à un menuet où masculin et féminin s’interchangent, se dessine un ballet des identités qui propose une autre vision du monde, des rapports oppresseur-opprimé et des distinctions de genre. Il est dommage cependant que la partie dansée ne s’intègre pas mieux dans l’ensemble, qu’elle n’ait pas été, peut-être, plus répartie dans le spectacle. Quant au contenu « historique », il peut constituer un bon moyen d'entrer dans l'histoire de l'art, plus accessible, plus proche de nous. Les amateurs de peinture aguerris n’apprendront sans doute que peu de choses, mais une petite révision ne fait jamais de mal, surtout lorsqu’elle est orientée, comme ici, dans le choix d’un changement de sens du regard et dans l’optique d’une autre perspective.
S Conception et récit Gaëlle Bourges S Avec Carisa Bledsoe, Helen Heraud, Noémie Makota et Julie Vuoso S Robe et accessoires Anne Dessertine, Gaëlle Bourges S Lumières Abigail Fowler S Musique Stéphane Monteiro a.k.a XtroniK S Chant Les interprètes S Durée 1h S Production association Os S Avec le soutien de la Fondation d’entreprise Hermès dans le cadre de son programme New Settings S Coproduction L’échangeur – CDCN – Hauts-de-France (Château-Thierry), le Théâtre d’Arles, TANDEM, Scène Nationale (Douai-Arras), La Rose des Vents, scène nationale de Villeneuve d’Ascq, T2G – Théâtre de Gennevilliers, Centre Dramatique National, Théâtre de la Ville-Paris, Festival d’Automne à Paris S Coréalisation T2G –Théâtre de Gennevilliers, Centre Dramatique National, Festival d’Automne à Paris, Théâtre de la Ville-Paris, Théâtre Dunois (Paris) S Pièce créée les 6 & 7 octobre 2021 à L’échangeur – CDCN Hauts-de-France, dans le cadre du festival C’est Comme ça !
10 – 14 novembre 2021 (mer. 15h, ven. 19h, sam. 18h, dim. 16h)
T2G Théâtre de Gennevilliers CDN - 41, avenue des Grésillons, 92230 Gennevilliers
Tél. 01 41 32 26 10 www.theatredegennevilliers.fr
TOURNÉE
20 et 21 décembre, Palais de la Porte Dorée (Festival d’Automne à Paris)
Du 1er au 5 décembre, Théâtre de la Ville, les Abbesses (Festival d’Automne à Paris)
10 et 11 décembre, La Soufflerie, scène conventionnée de Rezé
Du 15 au 18 décembre, Théâtre Dunois, Paris (Festival d’Automne à Paris)
Le 10 février 2022, Festival Pouce ! - La Manufacture CDCN Nouvelle Aquitaine - Bordeaux La Rochelle
Du 13 au 15 février, Théâtre Cinéma Paul Eluard, Choisy-le-Roy (Festival d’Automne à Paris)
Du 10 au 12 mars, Grand Bleu, scène conventionnée de Lille
Du 22 au 26/mars, La Rose des Vents, scène nationale de Villeneuve d'Ascq
31 mars et 1er avril, Festival Kidanse, L’échangeur CDCN Hauts-de-France - MC d’Amiens
8 et 9 avril, l'Atelier de Paris / CDCN - à confirmer
14 et 15 avril, Bonlieu, scène nationale d'Annecy
28 et 29 avril, TANDEM, Scène nationale de Douai-Arras
Du 17 au 21 mai, Théâtre Antoine Vitez, Ivry-sur-Seine
Un autre spectacle de Gaëlle Bourges sera présenté 2, OVTR (On Va Tout Rendre), autour du pillage par Lord Elgin de l’Érechthéion. Du 2 au 6 décembre 2021 au Théâtre de la Ville (Abbesses) et le 11 février 2022 à l’Onde Théâtre de Vélizy-Villacoublay.