1 Novembre 2021
Ce spectacle puissant explore, sous une forme d’oratorio dramatique, le champ de nos angoisses, de nos fantasmes et de nos peurs, véhiculés depuis l’enfance par les contes populaires dans lesquels ils se reflètent.
Une vieille femme aux cheveux blancs anormalement longs, comme les fables pour la jeunesse les autorisent, raconte. Des lambeaux d’histoire, en désordre, qu’un savant Cosinus, maître de cérémonie, meneur de jeu ou médecin à la couronne de cheveux bleus, lui demande en permanence de rétablir dans la chronologie. Elle est Lola ou peut-être – la confusion s’établit à mesure que la pièce avance – Lilou, sa sœur jumelle. Lola cherche Lilou et ne la trouve pas car Lilou se cache dans les plis et les replis de sa tête, elle a disparu, un beau jour, sans crier gare. Pourquoi Lilou n’est pas là, Lola le demande à ses parents, mais elle n’obtient que des mensonges embarrassés. Une amorce de réponse se dessine cependant. Il est beaucoup question de cuisine à la table de la salle à manger où elle se trouve, de persil qui ressemblerait à de la ciguë, la ciguë de l’enfance que sa mère aurait mitonnée pour elle et d’un père ogre qui, comme tous les ogres, a toujours faim…
Dans le désordre des croyances enfantines
Nous voilà plongés dans un univers où le réalisme côtoie l’onirique, où les contes de fées – qui comportent leur part de cauchemar – acquièrent droit de cité dans un monde où la barrière entre le réel et l’imaginaire a sauté. Dans une cage, un oiseau est enfermé, mais sa voix résonne ailleurs, comme s’il n’était pas un moineau mais une abstraction d’oiseau. D’ailleurs Lola le nomme Lilou en lui demandant de se taire. Dans cette histoire où il est question de le protéger du chat, notre Cosinus-meneur de jeu cultive l’ambiguïté en demandant : « Mais qui est le chat ? » Cet homme, c’est le Docteur ès peur, le spécialiste de nos monstres intimes, celui qui distille la liqueur empoisonnée de l’inquiétude en chacun de nous. Lola et le Docteur dévident la litanie interminable de nos peurs – des microbes, des araignées, du cœur qui lâche, de la fuite de gaz, du chat noir qui traverse devant nous un vendredi, mais aussi celle qui nous saisit tous les soirs devant le journal télévisé de vingt heures. Lola voudrait bien s’en affranchir. Pour cela il lui faudra revenir à la source, remonter dans ses souvenirs. La pièce, commencée en éclairant la salle en même temps que la scène – nous sommes tous dans le même bateau – se poursuivra en plongeant les spectateurs dans la pénombre jusqu’à ce qu’ils redeviennent partie prenante de l’histoire et entrent à nouveau dans la lumière.
Un oratorio à la fois dramatique et cocasse
Lola joue tous les personnages à la fois – son père, sa mère, et sa sœur dont chaque voix adopte une texture différente – tandis que sa sœur se matérialise sans qu’on puisse déterminer si cette jumelle est véritablement sa sœur ou le double qu’elle s’invente pour raconter cette histoire terrible de parents meurtriers. Lola parle dans son langage à elle, avec ses mots inventés. « Mure ton bec, dit-elle à l’oiseau, et gire de là ! ». Sur son violon, il lui manque la corde à mi, la corde amie sans laquelle elle ne peut jouer. Une gamelle devient chaudron de sorcière où mijote le brouet empoisonné avant de se métamorphoser en casque, et son couvercle en bouclier. Quant au spectateur, pris dans les filets de ces dires qui se multiplient et se contredisent, il a perdu ses repères dans cette histoire dont le rythme va s’accélérant et dont le son s’amplifie pour accompagner la montée de l’angoisse. Car l’histoire croise d’autres histoires. Il est question de chasseurs qui ont, eux aussi, leurs « lettres de noblesse », fusil dressé comme un sexe en érection, de Lilou-Lola qui a peur, aussi, qu’on lui parle du présent, du Bataclan, d’Hiroshima et de Buchenwald.
Un spectacle hors du commun
Le Docteur ès peur, goguenard, rythme les palpitations d’un cœur qui s’emballe, puis s’arrête avant de connaître des accélérations fulgurantes. Le son, le chant, la litanie des fragments d’histoire qui reviennent, se mêlent, se télescopent nous entraînent dans un tourbillon infernal où les terreurs de l’enfance rejoignent celles de l’âge adulte. Dans ce kaléidoscope où se décomposent en multiples facettes toutes les nuances du noir, la seule issue possible reste d’affronter sa peur et de faire face à tous les démons, qu’ils viennent d’ailleurs ou demeurent tapis, enfermés bien profond en nous-mêmes. Mais au-delà de l’analyse qu’on peut en faire, le spectacle, avec son outrance assumée et les gouffres qu’il ouvre sous nos pieds est aussi un choc, esthétique, qu’il faut saluer tant il se démarque du paysage théâtral ambiant.
J’empêche, peur du chat, que mon moineau ne sorte de Violaine Schwartz (éd. P.O.L.)
S Mise en scène Lucie Durand & Marceau Deschamps-Ségura S Jeu & manipulation & musique Lena Bokobza-Brunet en alternance avec Marion Träger, Lucie Durand & Richard Dubelski S Costumes, accessoires et scénographie Leslie Moquet S Conception musicale et sonore Léa Moreau & Richard Dubelski S Production les Chants égarés administration Margaux Albarel S Partenaires : JTN, ARTCENA, FONPEPS, Mains d’Œuvres, La Rookerie, ESCA, RAViV, SPEDIDAM
Théâtre Les Déchargeurs – 3, rue des Déchargeurs – 75001 Paris
Du 31 octobre au 23 novembre à 21h, les lundis, mardi et dimanche