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Arts-chipels.fr

J’ai toujours voulu faire bien. Une longue histoire de violence.

J’ai toujours voulu faire bien. Une longue histoire de violence.

Ce saisissant spectacle sur les violences faites aux femmes nous plonge, avec une économie de moyens remarquable, dans l’enfer quotidien de la souffrance et de la culpabilité.

« Je ne suis pas morte ce soir-là, où j’ai goûté à la saveur de l’asphalte givrée sous ton corps qui m’a recouverte. » Une femme est tombée de sa fenêtre dans la rue. Suicide ? accident ? ou geste homicide de son compagnon ? Elle se réveille à l’hôpital. Elle est amnésique. Il est près d’elle, protecteur, désolé. Ils sont Cette femme et Cet homme, des personnages sans nom, des archétypes. Habillés de toutes les femmes et de tous les hommes placés dans la même situation. Elle ne se souvient pas de ce qui s’est passé, de comment s’est arrivé, de ce qu’il est pour elle. Elle sait seulement qu’elle l’aime. Bientôt c’est le retour à la maison, et la mémoire qui revient… Passé et présent forment les deux branches d’un même recommencement…

© Marx Krap

© Marx Krap

L’enfer de la maltraitance

À la douceur attentionnée de Cet homme au début succède peu à peu une surveillance de tous les instants. Il l’a coupée de sa famille, lui a pris son portable, elle n’a plus de travail. Il est là, hyperprésent, il décide de ce qui est bien pour elle, de ce qu’elle doit faire ou pas, elle se sent disparaître, se dissoudre dans sa volonté à lui. Elle est sous son emprise. Parfois elle tente, elle risque, une opinion, un avis. Pour dire qu’elle n’est pas d’accord, que peut-être…, qu’elle préférerait… Le ton de l’homme se durcit, sa voix s’enfle. Viennent les reproches. Il sait ce qui est bien, elle cherche à le provoquer, elle le fait exprès. Il l’accuse de le provoquer, se met en colère. Les bleus remplacent le mal à l’âme. Elle ne dit rien. Elle accepte. Tout est de sa faute. La prochaine fois, elle essaiera de faire autrement. Elle supplie qu’il lui permette de sortir, de communiquer. Rien n’y fait. La violence s’intensifie. Elle ne masque plus les auréoles noires que les coups laissent sur son visage…

© Marx Krap

© Marx Krap

Du corps et du texte

À l’instar des noms des personnages, les lieux eux-mêmes ne sont qu’indication. Un carré de lumière d’une porte où se découpe une silhouette, des apparitions ou disparitions soudaines et furtives qui matérialisent le traumatisme créé par la surveillance cauchemardesque dont cette femme est l’objet, les lumières de la ville sur le carré d’asphalte où elle s’est écrasée... L’histoire que la lumière dessine, on l’a entendu raconter mille et mille fois, avec de petites variantes parfois, mais ici, elle acquiert un relief particulier. Parce que ce qu’on entend n’est pas joué, manifesté sur scène mais intériorisé par les personnages et qu’il suffit d’une inflexion de voix pour que monte l’angoisse ou que se manifeste la violence. Parce que le texte lui-même dit, avec sa syntaxe, la difficulté de formuler une phrase normale. Chez elle, l’énoncé du « je » est chose difficile. Les mots se heurtent, les phrases sont courtes, elles sont jetées comme dans un souffle, exprimées dans l’urgence, parfois inachevées. Elle peine à dire parce que trop de contraintes, trop d’interdits, trop de culpabilité la fragilisent, la font douter d’elle-même. Parce qu’elle n’a jamais réussi à s’aimer, à se considérer. Alors ces mots, elle les enferme, comme elle se tient, le corps recroquevillé, avant de les cracher dans un dernier espoir qu’ils seront entendus.

© Marx Krap

© Marx Krap

Solitude et honte, le diptyque de la maltraitance

Quelques personnes pourraient lui venir en aide. Un premier séjour à l’hôpital et la constatation des coups portés lui ouvrent une porte. Mais comment avouer, alors que les voisins tambourinent sur les murs pour faire cesser le bruit, mais sans vouloir s’en mêler, que son compagnon est son tortionnaire ? D’autant que chaque fois il promet de ne plus recommencer, de s’amender, de changer tout en rejetant la faute sur elle. Une personne, dans cet horizon de tourments perpétuels, soigneusement cacheté et sans échappatoire, pourrait lui venir en aide. Elle a une Amie. Celle-là pourrait l’aider mais, par peur ou à chacun sa vie, elle achève de se convaincre qu’elles sont fâchées et que le silence de Cette femme est volontaire.

© Marx Krap

© Marx Krap

Réagir, l’énergie du désespoir

L’amnésie cependant joue un rôle de révélateur. À mesure qu’elle retrouve la mémoire, elle redécouvre les raisons de sa chute, la manipulation et la contrainte qu’exerce sur elle son compagnon et qui n’ont jamais changé. Mais elle est neuve, quelque chose s’est effacé de sa mémoire : le caractère inéluctable de la violence qu’elle subit. Alors elle va se révolter, porter plainte, lutter pour faire reconnaître la persécution dont elle est la victime, obtenir une mesure d’éloignement. Mais le prédateur ne lâche pas facilement sa proie et un autre type de cauchemar commence. Pour celui-là, il lui faudra trouver une solution plus radicale pour enfin se sentir libre…

Même si certains « passants » telle la vieille dame éructante qui est la compagne de chambre de Cette femme à l’hôpital semblent superfétatoires dans le nœud formé par ce couple au comportement sadomasochiste, ou si le personnage de l’Amie est plus caricatural qu’archétypal, on est saisi par la sombre beauté du texte et par la puissance de la présence des comédiens. Avec une économie de moyens qui nous rend à l'acteur, Claire Bosse-Platière réussit à hisser ce qui n’est souvent considéré que comme un fait divers, un drame de la maltraitance, au rang épique de tragédie.

J’ai toujours voulu faire bien. Aujourd’hui, je dis : regardez-moi

S Texte (éd. L’Échappée Belle), mise en scène, lumières, costumes Claire Bosse-Platière S Conseils dramaturgiques Charlotte Villermet S Musique Victor Pavel S Jeu Paul Delbreil, Elisa Habibi, Laurette Tessier S Durée 1h10 S Production Compagnie Viscérale

Les Déchargeurs – 3, rue des Déchargeurs – 75001 Paris

www.lesdechargeurs.fr Tél. 01 42 36 00 50

Du 28 novembre au 21 décembre, du dimanche au mardi à 21h

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