30 Novembre 2021
Que faire lorsque le corps est irrémédiablement marqué, la douleur permanente, pour oublier l’inoubliable et puiser l’énergie de surmonter ce drame insoluble pour retrouver un peu de ce qui fait le sens de la vie ? Crier, peut-être, et faire de ce cri un moyen de rebondir, de reprendre pied dans le monde des vivants. C’est en tout cas ce que ce spectacle propose.
Sur un plateau délimité par un ruban adhésif blanc qui enferme le jeu de scène, elle est seule, avec pour tout accessoire un banc blanc, qui pourrait aussi bien figurer une table d’examen que n’importe quel siège, avec pour tout « artifice » de scène sa présence et la nudité de son corps. Son corps, justement, il est livré en pâture à tous ceux qui se penchent dessus. Car elle est malade, d’une maladie chronique dont les crises la saisissent sans crier gare et contre laquelle elle ne peut rien. D’une maladie dont elle sait qu’elle ne verra jamais la fin. Parce qu’il n’y a pas de remède, simplement des pis-aller qui en atténueront les effets, les rendront plus « supportables ». Alors elle est en colère et prend le monde à témoin. Elle rue, éructe, s’insurge, s’en prend à tous ceux qui ne comprennent pas sa douleur.
Une vie réduite à la maladie
Elle dit la difficulté de vivre, chaque jour, avec la douleur, cette douleur qui se niche au tréfonds de l’être et prend toute la place. Elle dit l’appréhension des crises, qui peuvent survenir n’importe où, sans prévenir, le mur de la peur qu’elle érige pour éviter ça, le regard des autres, la maladie qui phagocyte toute identité. Elle dit le refus d’un traitement qui transforme votre visage en ballon de foot, sa réduction volontaire pour garder figure humaine. Elle dit aussi la révolte, quand on décide de passer outre, d’allumer une cigarette interdite et d’en savourer le parfum rendu plus intense par l’interdit qui pèse sur lui, ou d’aller danser en boîte en oubliant, l’espace d’une nuit, ce corps qui ne cesse de se rappeler à vous. Et lorsque vos proches vous ramènent à elle, puisqu’il faudrait être raisonnable pour survivre, la colère éclate et derrière elle l’éloignement des autres, de ceux qu’on aime, qu’on envoie valdinguer seulement parce qu’on a mal… La maladie est un amant possessif dont on ne peut se séparer…
La dissolution de l’être
Claire Marin dresse un portrait très noir du parcours du combattant que vit le malade au jour le jour. Les séjours successifs à l’hôpital, les aiguilles, manipulées par un personnel peu attentif ou malhabile qui trifouille sans trouver le bon endroit pour la ponction lombaire, l’indifférence des infirmières qui échangent sur leur vie sans égard pour la femme tremblante de froid qui se tient près d’eux, la manière qu’on a de la traiter comme un cas, non comme une personne, dont on évoque les symptômes et les analyses comme si elle n’existait pas, la distraction avec laquelle on reçoit son témoignage, l’écoute absente, la compassion inexistante. L’évanouissement alors est une planche de salut, un moment d’accalmie, de bonheur, dans un monde où elle se voit privée d’identité et de genre, humiliée en toute impunité. La violence de ses propos est à la dimension de son mal-être…
Impliquer le corps
Le corps est le vecteur par qui le mal arrive. Il est au cœur de la maladie et la mise en scène le met en crise. Genoux en X, coudes hyperlaxes, cicatrices, doigts et mains tordus à la limite de la désarticulation, visage déformé qui n'est plus qu'une grimace offrent une vision saisissante de la disparition de soi que la maladie occasionne. Dans cette chorégraphie mortifère, le corps devient une entité autonome sur laquelle la volonté n’a pas de prise, un autre soi qui se noue et se tord, qui vous échappe pour vivre sa vie propre. L’étranger qui est en vous vous dépossède de vous-même, il est comme une fausse note reprise par la musique, dont on ne peut se débarrasser et qui revient sans qu’on puisse jamais la corriger.
Au-delà du témoignage et de la colère
Ce que la pièce montre, c’est aussi que lorsqu’il est inutile de se battre, la seule issue possible est de faire avec. Apprendre à composer avec les fausses notes. Apprendre à vivre avec la maladie. Ne plus en faire le centre du monde. L’utiliser comme une arme. Accepter ce qui ne peut être ni nié ni supprimé et profiter de ce qui reste. Le spectacle apporte ainsi une leçon de vie utile pour chacun. Aux malades, une manière de ne pas se laisser dominer par la maladie, de ne pas lui laisser toute la place. Aux soignants, une invitation à être plus attentifs dans leur attitude face à des patients à l’hypersensibilité exacerbée par la maladie. Au public plus généralement – nous avons tous, peu ou prou, des proches souffrant d’affections graves – la conscience de la gêne qu’induit en nous la maladie de l’autre et le difficile chemin qui passe entre la compassion et la surprotection. Marie Astier, qui s’engage à fond, corps compris, dans cette aventure initiatique – elle fait elle-même partie des quelque vingt millions de personnes vivant en France et souffrant de maladies chroniques – rend perceptible toutes les dimensions que contient cette seule mention : « incurable ».
Hors de moi de Claire Marin (éd. Allia)
S Adaptation et dramaturgie Marie Astier et Simon Gagnage S Mise en scène Simon Gagnage S Jeu Marie Astier S Chorégraphie Marcos Arriola S Création musicale Julien Roussel S Scénographie Luciana Bertotto S Création lumière Johanna Boyer-Dilolo S Costumes Clémence Zrida, Simon Cohen S Durée 1h10
Les Déchargeurs – 3, rue des Déchargeurs – 75001 Paris
Du 28 novembre au 21 décembre, du dimanche au mardi à 19h
Réservations. www.lesdechargeurs.fr 01 42 36 00 50