6 Février 2023
Ce spectacle, mené tambour battant avec une énergie communicative, fait du jeu entre théâtre, réel et verbe un propos kaléidoscopique, en éclats de voix, de scènes et de références. Il offre en même temps qu’un jeu de massacre éminemment jubilatoire une belle leçon d’humanité.
Dans le hall du théâtre où les spectateurs sont rassemblés, dans l’attente de l’ouverture de la salle, les jeunes acteurs qui vont intervenir sur scène se sont éparpillés. Avec de faux porte-voix, matérialisés par des plots en plastique, parfois même avec un accessoire véritable, comme lors d’une manifestation, ils nous apostrophent. « Je m’appelle... Je suis né… Mes parents… » Ils ont des noms de consonnances diverses, parfois des accents étrangers. Ils sont le monde. Ils nous ressemblent et se rassemblent pour attester de la fidélité qu’ils apporteront au texte de l’Auteur. Ils ne le trahiront pas, n’en donneront pas une version détournée. Leur « grammaire », ils l’ont apprise, ils la connaissent et vont nous la faire partager…
Une épopée du langage
À l’entrée dans la salle, la scène est dans la pénombre. Seul émerge en lettres lumineuses, sur le fin rideau en fils qui ferme le plateau, le mot « Avertissement », bientôt suivi par la mention : « Je vais m’adresser à vous ». Le ton est donné. Bientôt les lettres qui forment cette phrase, prises de bougeotte, donneront naissance à d’autres variantes de ce même contenu. Nous voici prévenus. La langue est au centre et le début du spectacle, dans le noir, sera uniquement composé de voix qu’on entend sans voir qui les prononce, de silhouettes qu’on devine à grand-peine dans l’ombre. Les paroles, réparties de manière éparse entre les voix, sont rythmées par les battements de la vie qui palpite autour d’elles. Une somme de morceaux dont sortiront des mots, une structure, un sens. Ensemble ils se rassemblent pour former un grand corps qui s’allonge et se rétracte au fil de la respiration. Un corps collectif formé de fragments, d’individualités dessinant un long ruban d’hommes et de femmes, qui se modifie sans cesse et délivre une pensée ondoyante, sinueuse dans laquelle chaque partie n’est que la lente transformation de ce qui la précède et le point de départ de ce qui la suit. Ils sont les mammifères dont la grammaire nous est à la fois familière et étrangère. Devant nous, ils vont désarticuler les mots, parler de sek-se et de scène – pourquoi pas cène ? – utiliser, à la manière d’un Duchamp révisant la Joconde en la titrant LHOOQ, la sonorité des mots indépendamment de l’écriture pour en faire entendre la pluralité. Ils s’adresseront à QQ1 pour dire QQCH en interrogeant la représentation de soi et la réalité du spectacle, et en élargissant cette parole aux rapports humains et sociaux, à nos pulsions, à notre psychisme.
Une certaine classe de mammifères
Lorsque la scène s’éclaire, elle dévoile un décor de forêt luxuriante façon Douanier Rousseau. Fougères géantes, plantes grasses. Un Éden naturaliste dans lequel nous allons assister à une leçon de choses. Car l’individu.e qui se tient devant nous est le spécimen d’une espèce que nous connaissons. Et la bonimentrice – si, si, dans notre société tellement à cheval sur les qualificatifs genrés, allons-y de notre contribution – petite Arlequine sans son costume à losanges multicolores, pinceau et pot de peinture – bleue, comme dans Pierrot le Fou – à la main, nous énumère et désigne en les peignant ses particularités anatomiques, deltoïdes et os iliaque compris – bizarre, cette queue disparue... Nous voici rangés comme des objets d’étude examinés par un naturaliste farceur, gentiment sarcastique et quelque peu déjanté. Nous, les mammifères dont la pièce va explorer les particularités. La forêt, forcément primaire, dans laquelle nous évoluons s’étendra devant nous ou derrière nous – quelques plantes en pot suffisent pour faire apparaître ou disparaître QQ1.
Une pluralité de styles pour une parole éclatée
Car cette histoire qui n’en est pas une tout en étant formée de l’agrégat – et non de la somme – des bribes accumulées n’est que faite de fragments, inachevés, incomplets, parcellaires, portés par des « protagonistes » sans identité. Ils n’incarnent rien d’autre que ce qu’ils profèrent et ne cessent de muer et de se transformer. Le théâtre les accompagne. Il est, au-delà de la mise en scène, fait de la juxtaposition complice des individualités de ces jeunes acteurs, sélectionnés par Jacques Vincey à l’issue de leurs études pour passer deux années de professionnalisation à Tours, au T°. Ils apportent leur enthousiasme, leur insolence et leur fraîcheur nourrie de culture zapping au texte. Burlesque, références à la commedia dell’arte, théâtre d’ombres, recours au clown ou à la danse sont mis à contribution. La grande force du spectacle est qu'il ne choisit pas et met tout dans un même sac qui a nom théâtre, un théâtre qui accepte la discontinuité et le déséquilibre comme une force vitale. La pièce se mue en rituel barbare, joyeux, abolissant toutes les frontières, faisant table rase de nos conditionnements. Les artifices de la lumière mettent en relief des jeux de mains sans personnage ou des jeux de pieds aux chaussettes désassorties qui troublent la notion même d’identité. Nous traversons les apparences pour tenter de percer ce qu’il y a derrière le masque – entendez le visage. Parce que peindre la conscience est difficile, voire impossible, et que toute affirmation inclut dans sa définition même sa négation… Dans ce jeu de massacre hilarant, l’exorcisme verbal s’associe à la désarticulation du style pour lui rendre sa force brute, sa sauvagerie primitive, originelle.
Métamorphoses du moi et des autres
Il y a de quoi errer dans cette jungle où rien ne reste jamais en place, où chacun est tous les autres à la fois en même temps que lui-même. Car malgré tout l’espèce humaine existe. « Vous ne verrez jamais, dit l’un d’eux, un caniche prendre des barbituriques. » Et on la reconnaît dans ce trio de grâces en fourrure ou dans l’instinct de coqs de combat que montrent de respectables messieurs à deux doigts de s’étriper en chemise et veston mais en caleçon – un manquement volontaire au tableau, qui en révèle l’inanité, tout comme ce numéro de danse classique qui décale la situation dans laquelle il intervient. On trace son identité dans les recensements administratifs – mairie, police, pôl’emploi... – en même temps que dans la détermination, proférée sur le ton le plus sérieux au deuxième degré, des niveaux de jouissance respectifs de l’homme et de la femme. Nous voici épinglés par des jeunes gens tout pétris de comics, de profils internet et autres mobiles, qui se font des films et dont les prénoms sont interchangeables. Qu’on s’appelle Jean-Charles, Jean-Baptiste, Jean-Christophe ou Jean-Marie, nous sommes tous les mêmes…
Cher public…
L’Auteur n’a pas de morale à défendre, pas de message à délivrer sinon celui de la grande comédie du monde. Le monde est un théâtre. Instable, liquide, en transformation permanente, atomisé. Mais il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Les situations auxquelles on assiste ont déjà eu lieu. Ce qu’on fait a déjà été fait. dans ce système qui tourne en boucle sur lui-même, les acteurs n'ont plus qu'à se regarder eux-mêmes, à devenir leur propre public. L’évolution de la pièce dévoile sur la scène des gradins de théâtre, avec leurs sièges de velours rouge sur lesquels les comédiens s'installent pour devenir spectateurs les uns des autres en même temps qu’acteurs de la même comédie. Un petit quart de tour des gradins et les voici qui nous font face, nous interpellent. C’est à notre tour de devenir le spectacle et eux les spectateurs. Tout ce qui arrive, c’est de notre faute. « Les coupables, ce sont eux ! », assène un protagoniste, le doigt accusateur. Et en plus, « ils ont payé pour ça ! » Mais au royaume de l’illusion, dans le chaos organique qui agite ce petit monde, il y existe peut-être une échappatoire, une issue à la folie qui s’est emparée de nous. On sent comme une bascule. Les pièces du puzzle s'agenceraient-elles finalement dans un certain ordre ? Derrière le propos qui n’a d’autre propos que de dénoncer toute fixation du propos – notre « grammaire des mammifères » – se cache peut-être une large part d’humanité – dissimulée, comme il se doit.
Grammaire des mammifères de William Pellier (Éditions Espaces 34). Le texte a obtenu l’aide à l’écriture de l’Association Beaumarchais (SACD) en 2003 et l’aide à la création d’œuvres dramatiques de la DMDTS (ministère de la Culture) en 2004, ainsi qu’une mention du jury au Grand prix de littérature dramatique en 2006.
S Mise en scène Jacques Vincey en complicité avec Vanasay Khamphommala, dramaturge et chanteuse, et Thomas Lebrun, chorégraphe S Avec 8 comédien.ne.s de l’ensemble artistique du T° : Alexandra Blajovici, Garance Degos, Marie Depoorter, Cécile Feuillet, Romain Gy, Tamara Lipszyc, Nans Mérieux, Hugo Kuchel S Scénographie Mathieu Lorry-Dupuy S Assistanat scénographie Léonard Adrien Bougault S Création lumières Diane Guérin S Création sonore Alexandre Meyer S Création costumes Céline Perrigon S Assistanat mise en scène Blanche Adilon Lonardoni S Durée prévisionnelle : 2h S Production Centre dramatique national de Tours – Théâtre Olympia Avec la participation du dispositif Jeune Théâtre en Région Centre-Val de Loire S Coproduction CCNT - Centre Chorégraphique National de Tours S Durée 2h30
Du 8 au 18 mars 2023 à 20h0 au Monfort - 106, rue Brancion, 75015 Paris www.lemonfort.fr