3 Novembre 2021
La dernière loufoquerie de Christoph Marthaler nous introduit dans un univers de portes qui ne mènent à rien, ouvertes et fermées par des personnages sans projet dans un monde qui ne cesse d’aller de travers.
Un espace qui pourrait ressembler à un couloir d’immeuble avec de la moquette grisâtre au sol et des portes muettes et sans âme réparties en deux ensembles de chaque côté d’un espace clos. Dans un coin, à jardin, une surface parquetée suggère un intérieur. Un homme entre dans la partie parquetée, armé d’une contrebasse de petite taille qui semble un violone baroque. Il s’essaie à assurer la partition à la contrebasse d’un morceau de musique que dévide un appareil à cassette. Un autre homme entre sur scène par une porte et sort par une autre. L’instant d’après, il rentre de l’autre côté et ressort par une autre porte et ainsi de suite à rythme soutenu. À quoi servent ces portes ? À rien. Où sommes-nous ? Au milieu de nulle part. Nous voici plongés dans un bain qui fleure bon le non-sens.
Un nonsense de situations
Une conversation plus que surprenante se déroule ensuite entre celui qui entre et sort et une voix off, située au-delà des portes, à l’intérieur d’un appartement. Car notre client – du moins peut-on croire le comprendre un moment – est un cambrioleur d’un genre particulier. Il a frappé à la porte pour demander l’autorisation de cambrioler car il était fatigué de jouer les monte-en-l’air de manière illicite. Et le futur cambriolé d’entamer avec lui une conversation pleine d’humour à froid, arguant qu’il n’y a pas d’intérêt à le cambrioler parce qu’il n’est pas riche, mentionnant un abonnement pris pour ne pas figurer sur une liste de riches qui, visiblement, ne fonctionne pas. Il ajoute même, prince compatissant, que s’il avait connu l’état de fatigue du voleur, il se serait installé, au rez-de-chaussée. À un autre instant, notre cambrioleur devenu occupant de l’un des appartements lira d’une belle voix dont les « r » roulent comme les pierres des montagnes des Highlands – son gilet et son pantalon à carreaux dans les tons bruns rappellent le tartan écossais – un poème en anglais (d’amour ?) envoyé par sa fille dont on ne comprend pas un traître mot tant son accent détonne – mais d’ailleurs, faudrait-il comprendre ou s’agit-il d’un langage créé de toutes pièces à partir d'un mélange improbable ?
Une langue qui se dérobe sans cesse au sens
Tout au long du spectacle, notre homme se battra avec la langue. Ce sont d’abord les langues, l’anglaise et la française quand il ne s’y mêle pas un peu d’allemand, puis les lettres, les syllabes et les mots qui s’attaquent à « beauty » ou à « Andrew », entre autres. Mais aussi ces phrases qui surgissent on ne sait d’où pour rappeler, comme un leitmotiv incongru, le foie gras à ne pas oublier pour les fêtes, sur tous les tons et dans toutes les accentuations, comme si le sort de l’humanité en dépendait. Ou cette demande qui revient dans la bouche de chacun des personnages – « Vous n’auriez pas un peu de farine et deux œufs ? ». Ce sont aussi les tongue twisters, ces petits exercices d’entraînement à la langue – en version anglaise, of course – dans lesquels les chemises de l’archiduchesse ne sont jamais sèches et où on ne parvient jamais à mettre ses doigts dans le trou du fût. On s’entraîne au Bobb ribble bobble pimlico de Kurt Schwitters, le fondateur de Merz, mouvement qu’il crée en réponse au refus de son admission au mouvement dada de Berlin. Un catalogue d’outillage, entre perceuses, fraiseuses, meuleuses et percuteuses deviennent l’objet d’une lecture dont l’accélération souligne l’absurdité de ce monde anarchique déconnecté de la réalité.
Des objets qui dysfonctionnent
Dans ce monde chaotique où une contrebasse peut se transformer en guitare et où un tableau qu’on accroche et qui s’obstine à ne pas tenir droit ne représente que le mur sur lequel il est accroché, le dérèglement est une loi. Un fauteuil devient la lourde charge que traîne l’homme avec son harnais. Les trousseaux de clés ne cessent d’échapper des mains de leur utilisateur, les plombs sautent, les cassettes ont des ratés et continuent à diffuser de la musique alors qu’on en a arraché la bande magnétique. Les radiateurs émettent des borborygmes incongrus et se transforment en pupitre à dévider un discours impossible. Les boîtes aux lettres parlent et crachent, comme animées d’autonomie, publicités et bibles de toutes espèces – de celle de l’évêque à celle de l’adultère, à rythme ininterrompu.
La musique aussi…
Dans cet univers à la fois parfaitement conventionnel et dysfonctionnel, la musique elle aussi joue sa partition. Le spectacle mêle à l’envi de très belles interprétations de musique baroque à la contrebasse ou au chant et des distorsions de toute sorte. Les voix s’enrayent et se faussent, les partitions ont du fading, la beauté et sa destruction sont au programme. Wagner et Bach en prennent pour leur grade.
Le jeu de massacre est mené à son terme avec brio. Il n’épargne rien ni personne. Quant au spectateur, pour peu qu’il accepte de rentrer dans ce jeu joyeusement destructeur et profondément dadaïste, il se retrouve comme le ravi de la crèche, goûtant chaque non-sens, buvant comme du petit lait l’absurdité totale qui lui est proposée, passant et repassant sa langue avec gourmandise sur ce langage qui ne ressemble à rien. On rit beaucoup de ce vide plein de trouvailles et on s’émerveille de la maîtrise des deux larrons qui en sont sur scène les artisans. Pour résumer, un bonheur déjanté, ça ne se refuse pas !
Aucune idée de Christoph Marthaler
S Durée 1 h 20 sans entracte S Conception et mise en scène Christoph Marthaler S Dramaturgie Malte Ubenauf S Scénographie Duri Bischoff S Musique Martin Zeller S Costumes Sara Kittelmann S Assistanat à la mise en scène Camille Logoz, Floriane Mésenge S Lumière Jean-Baptiste Boutte S Son Charlotte Constant S Construction décor et accessoires Théâtre Vidy-Lausanne S Traduction des surtitres Camille Logoz, Dominique Godderis-Chouzenoux S Régie générale Stéphane Sagon S Régie lumière Jean-Luc Mutrux S Régie son Charlotte Constant S Habillage Cécile Delanoë S Production Théâtre Vidy-Lausanne S Coproduction Temporada Alta – Festival international de Catalunya Girona/Salt ; Tandem, scène nationale (Douai-Arras) ; Campania dei Festival, Campania Teatro Festival ; Le Maillon, Théâtre de Strasbourg – Scène européenne ; Théâtre national de Nice – centre dramatique national Nice-Côte d’Azur ; Le Manège, Scène nationale, Maubeuge ; Théâtre de la Ville-Paris ; Festival d’Automne à Paris S Coréalisation Théâtre de la Ville-Paris ; Festival d’Automne à Paris. Avec le soutien de la Fondation Françoise Champoud.
Théâtre de la Ville-Les Abbesses (avec le Festival d’Automne à Paris) – 31, rue des Abbesses – 75018 Paris
Du 1er au 14 novembre 20h/dim. 15h (relâche le lundi 8 novembre et les jeudis)
Rés. www.theatredelaville-paris.com Tél. 01 42 74 22 77
TOURNÉE 2021-2022
26 & 27 nov. Festival Temporada Alta Gérone - Espagne
1er & 2 déc. La Comédie de Valence
9 fév. Theater Basel Suisse
8 au 10 mars Association Tandem Arras Douai
24 au 26 mars Théâtre national de Nice
30 mars au 1er avril MC2 Maison de la culture Grenoble
8 & 9 avril Opéra de Dijon
12 au 14 avril Théâtre des Célestins Lyon
9 & 10 mai Le Manège, scène nationale Maubeuge
13 & 14 mai Les Halles de Schaerbeek Bruxelles – Belgique
18 au 21 mai Le Maillon Strasbourg
24 juin Theater Chur Coire - Suisse