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Arts-chipels.fr

Théorèmes. Un poète des cendres dans les valises d’un film culte.

© Jean-Louis Fernandez

© Jean-Louis Fernandez

Théorème, le film de Pier Paolo Pasolini, sorti en 1968, a surgi comme un monolithe puissant, énigmatique et contestataire dans le contexte de l’époque et marqué toute une génération. Pierre Maillet en propose une version théâtrale qui prend en compte les différentes facettes de l’œuvre : le roman, le film et la manière dont Pasolini en trace le projet dans un écrit autobiographique inachevé découvert après sa mort.

Un homme parle. Il se nomme Pier Paolo Pasolini et, à New York, en 1966, alors qu’il est en butte à l’hostilité d’une partie de l’opinion italienne – il est déjà passé quatre fois devant la justice italienne, pour détournement de mineur en 1948, pour son roman sur la prostitution masculine, Ragazzi di vita, pour complicité de crime en 1963, avec chaque fois des acquittements, et pour l’Évangile selon saint Matthieu qui lui vaut quatre mois de prison pour « injure à la religion d’État », – il esquisse, dans un écrit baptisé Who Is Me (Qui je suis), sous forme versifiée, ce qui forme la trame de Théorème. La pièce que propose Pierre Maillet croise les différents regards autour de ce thème qui explore l’idée d’une révolte tranquille à l’état brut, d’un typhon sans violence qui fait table rase d’un monde d’apparences, avec un caractère irréductible d’une beauté confondante.

© Jean-Louis Fernandez

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Une société bloquée sans conscience de l’être

Théorème dépeint l’ordinaire d’une famille bourgeoise italienne sans « histoire » : le père, propriétaire d’usine, la mère qui traîne un ennui élégant, des enfants qui semblent à l’aise dans cette vie sans accroc mais montrent dans l’intimité de l’ennui – chacun « échange » sur son portable en présence des autres –, un certain agacement et des embryons de révolte masquée. Nous sommes, malgré l'accroc du portable, à la fin des années 1960. Rock et surprise parties ont gagné la société italienne et chacun se déhanche avec entrain. Petits copains-copines et flirts sont au programme du garçon et de la fille. Dominent, omniprésentes, les règles morales de l’Église catholique. C’est dans ce contexte qu’apparaît un jeune homme d’une beauté céleste. Tellement troublante que malgré leurs réticences tous les membres de la famille – domestique comprise – succombent au charme mystérieux de ce doux et séduisant jeune homme.

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Un ange exterminateur porteur de salvation

Car l’homme en blanc ne se livre pas. De son passé on ne sait rien. Il est un être-là. Avenant, attentionné, il offre à chacun une forme de révélation de soi en faisant l’amour avec chacun d’entre eux. Figure énigmatique, ange exterminateur des faux-semblants, il laisse après son départ un champ de ruines et une famille défaite. Chacun de ses membres a perçu la vacuité de sa vie, le modèle familial s’effondre, et derrière lui toute une société partagée entre révisionnisme communiste – on se souviendra que Pasolini avait adhéré au PCI avant d’en être exclu au moment de son premier procès – et esprit petit-bourgeois. Pour eux, même combat, même punition. On pense au film de Luis Buñuel, l’Ange exterminateur, avec son groupe de bourgeois enfermés dans un salon dont ils ne peuvent sortir et dont les relations se délitent peu à peu au fil du temps tandis que les agneaux du sacrifice traversent la pièce. Mais chez Pasolini, point d’échappatoire et de retour à l’avant. Le père abandonne son usine à ses ouvriers. La mère se lance dans une quête incessante de jeunes hommes dans les rues. La jeune fille tombe en catalepsie, poings serrés dans une révolte immobile et muette. Quant au garçon, image d’un créateur en herbe abreuvé de théâtre revu par Pierre Maillet, il se lance avec virulence dans la peinture sans négliger un clin d’œil, au passage, à Pierrot de Fou de Jean-Luc Godard. L’ange, par sa seule présence et sans bellicisme ni volonté révolutionnaire, manipulé par un poète deus ex-machina, vient « pour être haï, pour renverser et tuer ». Il utilise le sexe et l’amour pour rendre aux corps leur nudité première, débarrassée de ce que la société y a imprimé – « le corps, une terre pas encore colonisée par le pouvoir », écrira Pasolini.

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Une certaine idée du sacré

Le sens à donner au « théorème » tel que le postule Pasolini, c’est celui de l’irruption du sacré – incarné par ce jeune homme dans lequel on pourrait voir aussi bien Dionysos que Jéhovah, comme il le dit lui-même – dans l’ordre linéaire et profane de la société bourgeoise. L’apparition de ce principe étranger à la réalité permet de révéler l’inanité et l’aliénation d’un monde qui a perdu les valeurs premières qu’incarne la domestique, Emilia. Le personnage de cette « sous-prolétaire » révèle l’attachement de Pasolini à ce monde terrien qu’il connut dans le Frioul où il passa une partie de sa jeunesse et qui lui inspira un « félibrisme » frioul et la publication de poèmes qui s’ancrent dans cette terre paysanne. Touchée par la grâce en s’offrant à l’ange, Emilia est la seule qu’il considère comme apte à communiquer avec lui. Elle retourne dans son pays et, devenue sainte et guérisseuse, elle ne se nourrit plus que d’orties avant de se faire enterrer vivante. Elle pleure sur le monde et ses larmes deviennent source sacrée. Dans les très beaux plans où se déplacent des groupes de paysans qui l’approchent respectueusement dans une semi-obscurité pour lui faire leurs offrandes et lui vouer un culte, on croirait entendre résonner l’Angélus de Millet et voir ses paysans imprégnés de religiosité simple, parfois saisis comme un peuple d'implorants en lamentation sous une crucifixion absente.

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Des acteurs « théorèmes »

Les textes qui ouvrent et ferment l’histoire et la ponctuent à quelques moments-clés appartiennent aux différentes œuvres où le thème de la pièce est abordé. Ils forment un ensemble de « théorèmes » que postulent sur scène l’auteur Pasolini, incarné par un acteur mais aussi sa représentation éclatée entre trois jeunes gens – de ceux qu’affectionnait le poète – enjoués, farceurs, pleins d’humour et de vivacité. Ils établissent une certaine distance avec le texte tout en resituant l’action dans le cadre d’origine de sa création : les années soixante. Quant aux protagonistes de l’histoire – exception faite de l’ange et de son diablotin-postier d’envoyé – leur gestuelle apparaît davantage comme le commentaire que fait l’auteur de leur comportement qu’un degré zéro, naturaliste, d’attitudes. Ainsi la mère, confite d’ennui, saute d’un mouvement interrompu à un autre dans une hésitation permanente qui dit la non-motivation et l’absence d’objectif. Le caractère tragique de la fable est détourné vers une mise à distance qui se pare de comique, et l’imprégnation de mysticisme qui caractérisait le film, avec cette permanence de l’appel du désert, ne réapparaît vraiment qu’à la fin, avec les séquences paysannes et le choix du Père.

© Jean-Louis Fernandez

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Un jeu de boîtes et de miroirs

L’une des grandes originalités de la scénographie est l’opposition marquée, sur le plan de l’espace, entre le monde du dedans et celui du dehors, celui de la bourgeoise et celui de la terre. Si le second a pour cadre le plateau nu, débarrassé de ses obstacles, le premier se déroule sous le signe de l’enfermement. C’est en effet dans un espace scénique clos sur ses trois côtés par un rideau blanc – représentation de l’absence de couleur qui caractérise l’ange – que se déroule l’action. Le public, enfermé ainsi avec les protagonistes, est inclus dans la boîte. D’autant plus qu’une seconde boîte vient s’insérer dans la première. Constituée de miroirs sans tain – comme en comptent les salles d’interrogatoire des commissariats – elle est à double détente. Non éclairée, elle devient miroir dans lequel les acteurs et les spectateurs se reflètent, prolongeant le jeu des doubles, la valse des apparences et la mise sur le même plan du public et du spectacle. Éclairée de l’intérieur, elle devient l’autre face de l’intérieur bourgeois, l’espace de l’intime, la chambre du garçon où on le retrouvera enlacé avec l’ange sous le regard attendri de son père et où la mère laissera libre cours à son attirance pour l’ange en respirant ses dessous, mais aussi celle où la jeune fille jettera sa virginité aux orties. Parfois aussi la paroi entre les deux devient poreuse, chaque espace regarde l’autre, démultipliant les approches, piégeant le regard dans ces images brouillées…

© Jean-Louis Fernandez

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Une œuvre à tiroirs sans fin

Bien d’autres thèmes, qui forment une part du mystère de l’œuvre, traversent le spectacle. La parabole autour du Père qui devient le fils de son fils en même temps que celui de l’ange, le nom de certains personnages – le père a pour nom Paolo, le fils Pier, renvoyant aussi bien aux apôtres qu’aux prénoms de l’auteur –, l’appel du désert auquel répond le Père, une fois dépouillé de son usine, les extraits d’interviews qui questionnent sur ce qui nous emprisonne dans le système en dépit même parfois des efforts faits pour en sortir… L’œuvre elle-même est foisonnante et le désir de la mise en scène de ne pas en réduire la portée réel. Cependant, une certaine lassitude s’installe ; au début, dans la longue évocation de Who Is Me, et à la fin où alternent et reviennent à petites touches fragmentées les évolutions des différents personnages, assorties elles aussi de commentaires. On aimerait moins d’éparpillement, un ensemble plus densifié, plus ramassé. En élaguant, sans doute, une partie du texte que Pierre Maillet, par respect pour l’œuvre – les œuvres écrites –, n’a pas voulu simplifier et qui pèsent comme semelles de plomb. C’est dommage et on peut espérer que la vie ultérieure du spectacle la débarrassera de ses scories… Cela étant, pour perfectibles qu’ils soient, ces Théorèmes trouvent encore aujourd’hui une véritable résonnance dans un monde où la course à l’individualisme et la recherche incessante du profit ont chassé tout rapport au monde non utilitaire, où l'on a évincé la spiritualité et la gratuité magnifique du don, qui est tout sauf matériel… Le public ne s’y est pas trompé dans l’accueil enthousiaste qu’il fait au spectacle.

© Jean-Louis Fernandez

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Théorèmes. Librement inspiré du roman Théorème et du texte Qui je suis de Pier Paolo Pasolini

S Adaptation et mise en scène Pierre Maillet S Avec Arthur Amard, Valentin Clerc, Alicia Devidal, Luca Fiorello, Benjamin Kahn, Frédérique Loliée, Pierre Maillet, Marilu Marini, Thomas Nicolle, Simon Terrenoire, Rachid Zanouda S Collaboration artistique Charles Bosson et Luca Fiorello S Assistant à la mise en scène Thomas Jubert S Lumières Bruno Marsol S Son Guillaume Bosson S Scénographie Nicolas Marie S Régie générale Thomas Nicolle S Costumes Ouria Dahmani-Khouhli S Perruques et maquillages Cécile Kretschmar S Production Les Lucioles-Rennes S Co-production (en cours) La Comédie de Saint-Etienne-Centre Dramatique National, La Comédie de Colmar-Centre Dramatique National, La Comédie de Caen-Centre Dramatique National de Normandie, Théâtre National de Bretagne-Rennes S Création octobre 2021 à la Comédie de Saint-Etienne-Centre Dramatique National

Tournée 2021-2022

18 > 20 octobre / Comédie de Caen - CDN de Normandie
10 > 13 novembre / Théâtre National de Bretagne – Rennes
3 et 4 mars / Comédie de Colmar CDN
15 et 16 mars / Théâtre de Nîmes
12 > 14 avril / Théâtre Sorano de Toulouse

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