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Arts-chipels.fr

L’Inversion de la courbe. Face à la loi du toujours plus…

© Jules Despretz

© Jules Despretz

À la fois cocasse et tragique, cette exploration de la recherche de la performance et de la productivité à tout prix dresse un portrait d’une efficacité redoutable de la société contemporaine.

Au centre de la scène trône un vélo d’appartement. Trois personnages apparaissent. L’un monte sur le vélo, les deux autres lui prêtent assistance. Il se lance, en pédalant à perte de souffle, dans une course effrénée à la recherche du dépassement de soi et de la performance. Une débauche d’énergie et des efforts démesurés pour, finalement, faire du sur-place... C’est la première image qu’on perçoit de ce jeune cadre dynamique, directeur des ventes dans une société bien dans le move de notre temps, avec ses software destinées à faire gagner du temps – et bien sûr l’argent qui va avec – à des entreprises toujours plus sur le fil pour qui réduction de la masse salariale et augmentation de la productivité sont les maîtres-mots.

© Jules Despretz

© Jules Despretz

Des victimes consentantes

Il fait tout bien, Paul-Éloi. Condition physique irréprochable – footing et course à la clé –, vie réglée à la minute près, sans jamais de temps mort – encore moins pour lire les livres que son père s’obstine à lui offrir –, l’œil toujours rivé sur les statistiques en tout genre pour justifier son action, être réactif à la moindre évolution du marché, trouver la bonne martingale pour en faire toujours plus, améliorer ses performances et dépasser ses objectifs. Il est « i » téléphone, applications, objets, informations, partout et toujours. Et ça marche si bien pour lui qu’il est promu. « International sales manager », ça sonne mieux que directeur des ventes dans un monde où les anglicismes font florès. Et il n’arrête pas, il va toujours plus loin, suggérant même à son patron les moyens de le pressurer encore davantage. Promotions et primes améliorent son salaire, reste à calquer son train de vie sur ce qu’il gagne. Le voilà qui s’endette pour acheter un appartement de luxe. Il peut, il gagne tellement d’argent et, bien sûr, la banque suit…

Quand la machine s’enraye

Le voilà bientôt victime de son succès. Avec des équipes à bout, et lui faisant face de plus en plus difficilement à la charge de travail qu’il s’est lui-même créée. Une direction qui en demande toujours plus, un autre dirigeant, plus capé, plus diplômé, plus au fait des dernières « innovations » en matière de « process » de travail et le voilà rapidement mis sur la touche. La belle mécanique dérape, jusqu’au licenciement. Dans la foulée viendront la foule des difficultés que l’adage largement consensuel « si on veut on peut » ne peut résoudre : les problèmes bancaires, l’appartement qu’il ne peut plus rembourser, les recherches d’emploi improductives – on engage rarement des perdants – le découragement, les amis qui vous lâchent, la marginalisation…

© Jules Despretz

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La valse endiablée des qualificatifs

Toute la pièce est rythmée, ponctuée, martelée, imprégnée par le jargon du monde économique qui a gagné et gangréné jusqu’à la sphère du quotidien. De targeting en market failures, d’internal policies en input/output, de scopes en evaluability assessment, on passe en revue les impacts, internes, économiques, d’implantation, de mise en œuvre, les chaînes de résultats et les statistiques en tout genre sans compter les data primaires, de référence, administratives ou financières et autres benchmarks… Les mots sont enfilés en un chapelet cocasse dont on s’amuserait volontiers si la réalité qu’ils recouvrent n’était pas, quelque part, monstrueuse. Ce vocabulaire que Samuel Valensi, ex-étudiant d’HEC, connaît bien car il forme l’ordinaire du langage des « branchés » économiques d’aujourd’hui, fuse avec un humour décalé dans la bouche des comédiens devenus jongleurs lançant dans l’espace des ballons emplis d’air – ambiant, bien sûr.

© Jules Despretz

© Jules Despretz

Une galerie de personnages archétypaux

Un peu à la manière d’un théâtre d’agit-prop qui ferait de ses personnages des archétypes, ceux qui entourent la victime de cette sinistre farce, Paul-Éloi, sont comme des marionnettes entre les mains d’une machine qui les entraîne dans son mouvement d’accélération permanente. Ils font trois petits tours et s’en vont, reviennent de temps en temps avant de tirer leur révérence. Les comédiens passent d’un rôle à l’autre avec une célérité à l’image du modèle sociétal que privilégie le monde d’aujourd’hui, dans une série de situations récurrentes : le « héros » chez lui, au bureau, avec son patron, ses amis, sa banquière, dans ses démarches administratives pour s’inscrire au chômage, dans la rue lorsqu’il a tout perdu et avec les organismes qui cherchent à l’aider à s’en tirer, à sortir la tête de l’eau. L’ensemble est cadencé, à rythme soutenu, par la métaphore de la course : sous la conduite d’une coach qui asticote en permanence : se lancer, surmonter la fatigue, pousser l’effort, se dépasser, faire preuve d’endurance, aller au bout de ses limites, tomber, se casser puis se reconstruire. Mais comment et pour quelle fin ? Une question qui a toute sa pertinence lorsque la réflexion sur la décroissance devient une urgence… Mais, au-delà de l’acuité des questions qu’elle pose et du brio de la démonstration, l’Inversion de la courbe nous touche par la sensibilité et l’attention qu’elle porte à tous ceux que la société écarte et met au ban sans aménité ni état d’âme. On retrouve là un écho de ce qui donne à la pièce sa matière, les rencontres de la compagnie avec tous ceux qui ont vécu ou vivent cette mise à l’écart, et qui témoignent. Et c’est touchant en plus d’être juste.

L’Inversion de la courbe

S Texte et mise en scène Samuel Valensi, avec le regard de Brice Borg S Lumières Anne Coudret assistée d’Angélique Bourcet S Motion Design Alexandre David S Musique Léo Elso et Samuel Valensi S Scénographie Julie Mahieu S Avec Michel Derville, Paul-Eloi Forget, Alexandre Molitor et Maxime Vervonck en alternance avec June Assal S Durée 1h25 S à partir de 13 ans S Diffusion Label Saison S Production La Poursuite du Bleu - Mehdi Boufous, Samuel Valensi et Lucy Decronumbourg S Remerciements Théâtre de Belleville, 11-Gilgamesh-Belleville,

Théâtre Ouvert, ESAD, PSPBB, Adami SPEDIDAM, Ville de Paris, association des Petits Frères des Pauvres

Au Théâtre de Belleville – 16, Passage Piver – 75011 Paris

Du mercredi 6 octobre au samedi 30 octobre 2021, 21h15

Tél. 01 48 06 72 34 Site www.theatredebelleville.com

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