27 Février 2024
Avec cette adaptation du Château de Franz Kafka, Régis Hebette tisse le lien qui unit ce roman inachevé au Procès du même auteur. L’histoire d’un individu pris au piège d’un système qui lui ôte jusqu’au droit d’exister.
Un Arpenteur engagé par un Château inaccessible au commun des mortels échoue dans le village sur lequel ce Château règne. Les informations sur la venue de l’Arpenteur et sur son engagement sont contradictoires et l’accueil des villageois plutôt frais. Dans sa tentative sans cesse battue en brèche d’accéder au Château pour se faire reconnaître, l’Arpenteur K se trouve pris au piège de la toile du fonctionnement administratif. Optimiste – ou inconscient ? – il se débat pour en sortir mais à chaque tentative réduit ses ambitions. Il croise sur son chemin toute une série de personnages hauts en couleur : des aides plutôt collants, si semblables qu’on peine à les distinguer, un aubergiste et sa femme, confits en respect face aux diktats des employés invisibles du Château, le Maire qui lui propose, au lieu de l’embauche promise, un obscur emploi dans une école, un messager à la mémoire fuyante et bien d’autres, mais aussi des femmes : Olga, l’employée et plus de l’hôtel des Messieurs (du Château), qu’il séduira avant de la laisser retourner à sa vie d’avant, Pépi, la petite servante, qui rêve de celui qui mettrait le feu à l’hôtel, ou Amalia, la seule personne à s’être opposée aux diktats du Château.
Un Château qui n’attend pas d’Arpenteur
Cet Arpenteur-là, d’ailleurs, que doit-il au juste mesurer ? Les villageois, comme le Maire, le lui ont bien signifié. Il n’y a rien à faire dans ce domaine, son inutilité est patente. Dans un monde où tout est établi, règlementé, régi, les questions d’arpentage n’ont pas leur place. Kafka joue sur les mots. Étymologiquement, l’arpenteur, s’il définit celui qui travaille à mesurer la terre (der Landvermesser), porte aussi une valeur négative et désigne, employé comme adjectif, un homme présomptueux, téméraire, enclin à l’outrecuidance. On peut donc légitimement se demander de quel côté penche K. Curieusement aussi, le fonctionnaire invisible auquel K doit avoir affaire et dont il dépend se nomme Klamm (encore un K). Comme si la danse des K dessinait un kaléidoscope de possibles ou les multiples facettes d’un individu écartelé qui se cherche à travers ses multiples reflets, y compris ceux de l’absence et de l’inatteignable.
K comme Kohlhass
À l’origine de la création du Château se trouve sans doute la référence à Michael Kohlhaas, un texte d’Heinrich von Kleist – un K parmi tous ceux que l’auteur croise – qu’affectionnait particulièrement Kafka. Ce court roman inspiré d’une histoire réelle met en scène, au temps de la Réforme, un honnête marchand de chevaux qui, victime d’un abus de pouvoir, prend la tête d’une révolte et se mue en justicier impitoyable et sanguinaire qui instaure la terreur. Capturé, il est condamné à mort mais contraint en même temps la justice à reconnaître son droit. L’Arpenteur K, lui aussi, demande justice. Il s’acharne à faire reconnaître son embauche auprès d’un Château qui se dérobe sans cesse et nie sa qualité d’être – l’arpentage. Les tentatives désespérées de l’Arpenteur pour faire valoir son bon droit se heurtent au mur d’une administration invisible mais toute-puissante. Mais, contrairement à Michael Kohlhass qui, à la fin, obtient gain de cause, K livre avec acharnement un combat dérisoire et perdu d’avance. Il ne gagnera pas parce qu’il se bat à l’intérieur du discours de l’adversaire et qu’il est nécessairement perdant à ce jeu-là. De compromis en compromis, il s’enfonce peu à peu dans la logique du Château et signe les conditions de sa défaite.
Du Procès au Château de l’Arpenteur – K comme Kafka
L’histoire de l’arpenteur constitue une sorte de pendant au Procès. Tous deux publiés de manière posthume – le Château est écrit deux ans avant la mort de Kafka et laissé inachevé, en plein milieu d’une phrase – ils étaient destinés, selon les volontés de Kafka, à la destruction. C’est à l’exécuteur testamentaire et ami de Kafka, Max Brod, qu’on doit leur sauvetage. Dans les deux romans, K est le nom du personnage principal, doté du prénom « Joseph » dans le Procès. K pour Kafka ? Sans doute tant la quête angoissée de lui-même, pris au piège d’une trame qui l’étouffe – il exercera toute sa vie un travail de bureau, est socialement marqué d’être un juif tchèque, écrit en langue allemande et, qui plus est, est nourri de culture hébraïque – autant que sa passion pour la littérature et l'incapacité où il est de s'y consacrer l’obsèdent. On a beaucoup glosé, pour ces deux œuvres, sur la signification à donner à ces écrits. Une dénonciation de la bureaucratie et de ses errements ? Une culpabilité de Kafka qui aurait emprunté les voies romanesques pour se manifester ? L’expression d’un mal de vivre ? Ou une interprétation plus métaphysique, liée à la tradition hébraïque et aux origines juives de l’auteur ?
Un homme broyé par la machine administrative
La mise en scène de Régis Hébette opte pour le portrait d’un individu broyé par un système dont les recommandations contradictoires engendrent une négation de l’individu qui, à force de déconstruction immotivée, s’effondre sous les coups de l’entreprise de démolition dont il est l’objet et contre laquelle il ne peut rien. Son Arpenteur d’ailleurs, n’est pas un individu malingre et tourmenté, balloté au gré des ordres et des contrordres. Incarné par un comédien au physique athlétique, il dit la santé et la force avec laquelle il se lance dans toutes les directions pour tenter de faire tomber ou de contourner le mur invisible qu’on lui oppose. On assiste à sa lente déchéance quand il s’épuise à frapper à des portes qui ne s’ouvrent pas, à opposer en vain la raison à l’absurdité qu’on lui demande de prendre pour argent comptant. Mais les compromissions successives dans l’espoir d’être entendu ne mènent qu’à la perte de soi, même si K, au bout du rouleau, refuse de quitter le terrain dans l’espoir que quelqu’un l’écoute. Même si le combat est perdu d’avance, sa seule présence demeurera comme une bannière de la révolte.
Un récit polyphonique
K croise sur sa route, au fil de courtes scènes enchaînées, une galaxie de personnages qui se sont laissé broyer par le système ou ont essayé d’en tirer parti et qui sont, de toute façon, des perdants que leur égoïsme, leur obséquiosité, leur frayeur, leur lâcheté, ne peuvent sauver. Dans une série de plans-séquence, où la caméra éclaire tour à tour les péripéties de cette histoire grinçante où le cocasse et l’absurde cessent d’être drôles pour confiner à la tragédie, Régis Hebette accentue la stylisation comme pour faire échapper l’histoire à toute velléité d’interprétation psychologique. Dans cet univers artificiel où la neige tombe en blanches paillettes à l’avant-scène, les personnages sont des figurines tracées à gros traits d’un théâtre de marionnettes où la lumière projette parfois, en ombre chinoise, des doubles démesurés des personnages, silhouettes fantomatiques arrachées d’elles-mêmes, figures d’un théâtre d’ombres de la dépossession. Portes, fenêtres et passages pullulent dans un décor de blocs montés sur roulettes qui forment un labyrinthe. Celui-ci s’encombre d’envahissants papiers devenus fous qui sont autant une métaphore de l’administration que de l’écriture.
Cette machinerie fonctionnant à vue de manière ostensible nous entraîne sur les traces d’une fiction insaisissable, dans les pas d’un arpenteur de terres imaginaires dans lesquelles chacun installe son propre décor et inscrit sa propre histoire. Car le désir de reconnaissance de K, c’est le droit à l’existence auquel chacun aspire et que la société lui dénie.
K ou le paradoxe de l’arpenteur. D'après LE CHÂTEAU de Franz KAFKA S Adaptation et mise en scène Régis Hebette S Avec Célia Catalifo, François Chary, Ghislain Decléty, Antoine Formica, Barthélémy Goutet, Cécile Saint-Paul, Marie Surget S Création lumière Eric Fassa avec la collaboration de Saïd Lahmar S Scénographie Régis Hebette avec la collaboration de Eric Fassa S Création sonore Samuel Mazzotti S Création costumes Zoé Lenglare et Cécilia Galli S Construction Marion Abeille S Collaboration artistique Félicité Chaton S Assistant à la mise en scène Nathan Vaurie S Production Théâtre L'Échangeur - Cie Public Chéri S Coproduction Théâtre de l'Union - CDN du Limousin
Théâtre de la Commune, CDN Aubervilliers – 2, rue Edouard Poisson – 93300 Aubervilliers
Du 27 au 31 mars 2024 à 19h30 (mer.-jeu.-sam.), le dimanche à 15h
www.lacommune-aubervilliers.fr
(Reprise)