27 Septembre 2021
Jean-Claude Grumberg livre ici, sous la forme d’un faux conte pour enfants, une histoire de camp de la mort et d’extermination. Un beau spectacle où le rire côtoie l’effroi et où l’émotion affleure à chaque pas.
Il était une fois un pauvre bûcheron et une pauvre bûcheronne… Mais n’allez pas croire qu’on va vous raconter l’histoire du Petit Poucet et de ses frères ! Ces deux-là n’ont pas d’enfant et Pauvre Bûcheronne s’en désole en transportant tout au long du jour ses fagots de bois pendant que son homme travaille pour les soldats qui occupent la forêt. La cabane, on ne la verra pas, tout juste un sentier de rondins à l’avant-scène tandis que la forêt apparaît en fond de scène sur un écran, espace métaphorique qui prend au fil du récit des couleurs d’états d’âme et d’émotions. Derrière le sentier, une curieuse installation, vestige d’une architecture industrielle dont ne demeure que la structure métallique rappelle le gril sur lequel on fait rôtir, dans certaines représentations picturales, les martyrs du christianisme. Les personnages s’y déplaceront malaisément, comme dans un champ de ruines. Une machine à coudre-mitraillette et un piano déglingué compètent le dispositif de ce conte qui s’installe d’emblée au niveau onirique.
Il était une fois…
L’histoire que va nous conter Pauvre Bûcheronne est emplie des fées et des esprits qui peuplent la forêt, des divinités tutélaires cachées au fond des bois qui gouvernent le monde. Un sourd grondement la distrait dans sa tâche de ramassage. C’est un train qui passe, suivi par d’autres, un train aux wagons recouverts de bois, clos et sans fenêtre sinon une imposte située en hauteur. Chaque jour, Pauvre Bûcheronne se précipite. Elle aperçoit des mains qui se tendent à travers l’étroite et semblent lui faire signe. Elle répond, bien sûr, à cette manifestation d’amitié. Un jour, c’est une boule de papier qui tombe de la fenêtre. Pauvre Bûcheronne la défroisse et la range soigneusement contre son sein. Normal, elle ne sait ni lire ni écrire… Un jour, cependant, le dieu du train lui envoie autre chose. C’est un enfant, enveloppé dans un châle brodé d’or et d’argent, une petite fille, un cadeau des dieux que Pauvre Bûcheronne accueille avec reconnaissance. Mais Pauvre Bûcheron n’est pas de cet avis. Il sait que ce présent n’apporte avec lui que des ennuis sans fin…
Le conte à la croisée de plusieurs fables
Plusieurs histoires vont ensuite se croiser : celle qui résulte de la présence de l’enfant, la « petite marchandise » tombée du train, mais aussi celle de sa famille, emportée par ce même train, racontée en voix off par une silhouette cachée derrière le rideau d’arbres. Elle raconte l’autre face de l’aventure de la petite balancée du train dans un châle de prière, celle de ses parents et de sa famille, et l’acharnement que mettra le père à tenter de la retrouver. Avec une ironie au goût d’amertume, elle évoque le passé du père de la petite, étudiant en médecine interdit d’études qui se reconvertit en tailleur puis en coiffeur rasant inlassablement des chevelures qui s’entassent dans le camp où il est emprisonné. De l’autre côté, Pauvre Bûcheronne et son enfant trouvée, en butte aux poursuites des hommes vert-de-gris, trouveront refuge au plus sauvage de la forêt auprès d’un homme des bois plein d’humanité. Jusqu’à ce que surviennent des soldats portant une étoile rouge sur leur tenue…
Le conte comme mise à distance du réel
Cette évocation des trains de la mort, traitée sur le mode faussement naïf de la perception de la bûcheronne, n’en prend que plus d’intensité et de relief. Son regard décrit une situation qu’elle enchante et notre connaissance de l’histoire fait le reste. La voix off nous rapporte que la « livraison » que comportent ces wagons sera triée à l’arrivée. Seuls dix pour cent seront gardés et le reste « évaporé ». Jamais le mot « juif » n’est prononcé. Pauvre Bûcheron les nomme des « sans-cœur ». Il sait que leur fréquentation, s’il recueille la petite fille, lui attirera de terribles représailles de la part des soldats vert-de-gris qui hantent la forêt. Il découvre aussi que ces « sans-cœur » qui se payent, dit-il, « des balades gratos en train » aux frais du contribuable, ont aussi un cœur. Les images créent un écran face à l’horreur.
Cette manière de dire en creux rappelle le film de Roberto Benigni, La vie est belle. En utilisant l’humour et la poésie, elle n’en rend la réalité que plus poignante. Si l’on se souvient que le père de Jean-Claude Grumberg était tailleur et qu’il est mort à Auschwitz, on goûtera d’autant plus l’apostrophe finale au spectateur sur l’inexistence de cette histoire, comme une dernière pirouette, une plaisanterie noire. Juste un conte rapporté par des innocents et des fous, sans la moindre once de vérité, comme chacun sait…
La Plus précieuse des marchandises de Jean-Claude Grumberg (éd. du Seuil)
S Adaptation et mise en scène Charles Tordjman S Avec Eugénie Anselin, Philippe Fretun et la participation de Julie Pilod S Collaboration artistique Pauline Masson S Scénographie Vincent Tordjman S Création et réalisation vidéo S Quentin Evrard, Thomas Lanza, Nicolas Mazet, Vincent Tordjman S Création lumière Christian Pinaud S Création sonore Vicnet S Création costumes Cidalia da Costa S Régisseur général (son et vidéo) Paolo Cafiero S Régisseur lumière Félix Doullay S Production Théâtre du Jeu de Paume, Aix-en-Provence S Coproduction Théâtre de Liège, Théâtre Nationale de Nice, Théâtre National de La Criée, Marseille, Théâtre du Rond-Point S Remerciements à Nanterre-Amandiers, Centre dramatique national S Avec le soutien de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah
Théâtre du Rond-Point – 2 bis avenue Franklin D. Roosevelt – 75008 Paris
Du 22 septembre au 17 octobre 2021, du mardi au samedi à 18h30, le 17 oct. à 15h30
Tél. 01 44 95 98 00. Site www.theatredurondpoint.fr
TOURNÉE
Du 27 au 30 octobre 2021 – Théâtre de Liège
Du 17 au 20 novembre 2021 – Théâtre National de Nice
Les 2 et 3 décembre 2021 – Théâtre de la Colonne, Miramas
Les 15 et 16 décembre 2021 – La Criée, Théâtre National de Marseille