14 Octobre 2021
Reproduction de : Paul Gauguin, Eu haere ia oe (Où vas-tu ?), La Femme au fruit, Tahiti, 1893. Huile sur toile, 92,5 × 73,5 cm. Musée d'état de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg.
Après la collection Chtchoukine, la Fondation Vuitton présente les acquisitions d’autres très grands collectionneurs russes au tournant des XIXe et XXe siècles : Mikhaïl et Ivan Morozov. La présentation qui les rassemble à Paris – les œuvres avaient été éclatées pendant les années staliniennes entre différents musées russes – offre un magnifique panorama de l’art occidental et de ses croisements avec l’art russe de cette époque.
La Fondation Vuitton présente quelques 200 œuvres issues des collections de la famille Morozov, provenant dans leur grande majorité du musée Pouchkine et de la Galerie Tretiakov à Moscou et du musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg. L’occasion de découvrir, après la présentation de la collection Chtchoukine voici deux ans, un autre pendant de ce moment exceptionnel dans l’histoire de la Russie où les collectionneurs s’intéressèrent à l’art moderne européen, fournissant des sources d’inspiration aux artistes de leur pays, avides de changer la face de l’art. Dans cette période cruciale qui précède immédiatement la révolution russe, où se dessine une aspiration à la modernisation de la Russie, les grands industriels que furent ces collectionneurs jouèrent, sur le plan de l’art, le rôle de soutien et de moteur d’une révolution esthétique qui saisit le pays avant que l’histoire politique ne prenne le chemin d’un grand bouleversement. On ne peut aujourd’hui que se féliciter que, bien qu’éparpillées pour amoindrir leur force d’impact, ces collections aient été conservées et qu’elles soient aujourd’hui visibles.
Valentin Sérov, Portrait de Mikhaïl Abramovitch Morozov, Moscou, 1902. Huile sur toile, 216 × 81,5 cm. Galerie nationale Trétiakov, Moscou.
Chtchoukine et les frères Morozov, un objectif artistique similaire mais des approches différentes
Une génération sépare Sergueï Chtchoukine (né en 1854) des frères Morozov, Mikhaïl (né en 1870) et Ivan (né en 1871). Ces collectionneurs d’origine serve, appartenant à des familles conservatrices de vieux-croyants qui refusaient les réformes apportées par l’Église orthodoxe au XVIIe siècle ont, paradoxalement, été des facteurs de progrès artistique et de modernité. Leur souci de rassembler des œuvres pour leur plaisir s’est accompagné de leur volonté d’ouvrir leurs collections au public. Chtchoukine ouvre sa galerie du palais Troubetskoï à un public d’amateurs, de critiques et d’étudiants et, comme les frères Morozov, décide de faire donation de sa collection à la Galerie « municipale » Tretiakov à son décès. Mikhaïl initie son frère Ivan à sa vision de l’art. À la mort de Mikhaïl, Ivan reprendra à son compte le projet de collection d’art moderne européen. Rivaux industriels, Chtchoukine et les Morozov fréquentent les mêmes galeries parisiennes et Chtchoukine emmène Ivan Morozov à l’atelier de Matisse et l’exhorte à acheter des œuvres. L’un comme l’autre engage des projets monumentaux de décoration in situ en passant commande à des artistes. Ivan Morozov propose à Maurice Denis, en 1907, d’animer son salon de musique, donnant naissance à l’Histoire de Psyché. Chtchoukine marchera dans ses traces avec la commande à Matisse, l’année suivante, de la Danse et de la Musique pour le grand escalier de son palais. Ivan récidivera avec la commande à Bonnard des Quatre saisons (1910-1912) pour le grand escalier de sa demeure.
Si l’on retrouve dans les deux collections souvent les mêmes peintres, des différences sont perceptibles. Si l’enthousiasme de Chtchoukine pour la modernité le pousse, au-delà des impressionnistes et postimpressionnistes, très significativement vers Matisse et vers le cubisme et ses prolongements dans l’art russe qui conduiront à Tatline et Malevitch, on sent dans le collection Morozov une approche plus « précautionneuse » de la modernité, mais plus affirmée dans ses choix picturaux qui fera dire au poète et critique d’art Abram Éfros : « Chez Chtchoukine, les célébrités parisiennes du pinceau apparaissent toujours comme sur une scène théâtrale et dans toute leur intensité ; elles arrivent chez Morozov plus paisiblement, plus intimement et de façon plus transparente. » Cette différence d’approche est aussi sensible dans le choix des artistes russes que privilégient les deux hommes, Morozov s’intéressant davantage à des peintres comme Valentin Sérov, Piotr Outkine ou Martiros Sarian. Si la collection Morozov peut apparaître comme moins « révolutionnaire », elle n’en est pas moins passionnante en ce qu’elle dénote une démarche intime et très personnalisée.
Sergueï Konenkov, Figure ailée, Moscou, 1913. Bois teinté, 119 × 57 × 72 cm. Galerie nationale Trétiakov, Moscou.
Une exposition qui croise les mondes
Construite thématiquement, l’exposition consacre quelques focus, dans des salles entières, aux artistes de prédilection des Morozov – Gauguin, comme chez Chtchoukine, Matisse, dans une moindre part, mais surtout Cézanne et, pour les Russes, le sculpteur Konenkov. Elle intègre dans les ensembles européens des œuvres russes témoignant de l’impact des artistes occidentaux sur la peinture russe. Des salles sont également dédiées aux grands cycles décoratifs commandés par les Morozov, les Quatre saisons de Bonnard et l’Histoire de Psyché de Maurice Denis, qu’accompagnent des vases décorés par l’artiste et quatre bronzes féminins d’Aristide Maillol (1910). Des approches plus transversales s’attachent aux thèmes de prédilection des collectionneurs. Le paysage y occupe une large place. Aux œuvres impressionnistes s’ajoutent celles des générations suivantes, jusqu’aux expressionnistes et aux fauves. Un même principe s’attache aux thèmes du portrait et du nu, faisant chaque fois cohabiter artistes russes et occidentaux.
André Derain, Le Séchage des voiles. Collioure, 1905. Huile sur toile, 82 × 101 cm. Musée d'État des beaux-arts Pouchkine, Moscou.
Une plongée dans l’histoire de la collection
Elle s’ouvre sur la maquette en plâtre d’un projet de fronton pour le Théâtre d’Art de Constantin Stanislavski, considéré alors comme le nec plus ultra de la modernité – l'Actor's Studio reprendra ses conceptions du travail de l'acteur. Cette sculpture d’Anna Goloubkina, une ancienne préparatrice de Rodin et admiratrice du maître, financée par le cousin germain des frères Morozov, a pour thème la Vague (1902-1903), métaphore de l’esprit moderne submergeant l’art des temps anciens. Cette sculpture nous fait pénétrer dans une salle consacrée à la galerie de portraits des Morozov faits par les peintres de l’époque tels que Ilia Répine, Mikhaïl Vroubel, Valentin Sérov ou Alexandre Gorovine, où figurent aussi quelques portraits de peintres. Lui succède un espace consacré aux photographies des accrochages, entre 1909 et 1941, des galeries de peinture des Morozov dans leur palais jusqu’à la fusion des collections Chtchoukine et Morozov dans le cadre du « Musée d’art occidental ».
Auguste Renoir, Portrait de Jeanne Samary, Paris, 1877. Huile sur toile, 56 × 47 cm. Musée des Beaux-Arts Pouchkine, Moscou. Et Édouard Manet, Le Bouchon (La Guinguette), Paris, v. 1878. Huile sur toile, 72,4 × 92 cm. Musée d'État des beaux-arts Pouchkine, Moscou.
L’invention d’un regard
Au début du parcours consacré à l’exposition proprement dite, une salle forme comme un raccourci de la vision des Morozov. Les roses nacrés et acidulés du Portrait de Jeanne Samary de Renoir (1877) y explosent au visage sous l’œil malicieux et l’air canaille d’Yvette Guilbert chantant « Linger, Longer, Loo » de Toulouse-Lautrec (1894) avec son inachèvement assumé sur carton coloré. La Scène d’intérieur de Paul Cézanne (1870), révélatrice des débuts du peintre avec son fond sombre et son dessin marqué où n’explosent que les rares taches de couleur des robes et du tabouret voisinent avec l’étonnant Bouchon ou la Guinguette de Manet (1878), avec son fumeur impassible partiellement masqué par un client de dos, fantôme blanc, anonyme invisible qui n’a pour seule définition que le verre et la bouteille posés sur sa table. La tristesse incommensurable des Deux saltimbanques (1901) de la période bleue de Picasso, perdus dans une rêverie solitaire de regards qui ne se croisent plus, inaugure le passage au XXe siècle.
Pierre Bonnard, La Méditerranée. Triptyque. Etude à Saint-Tropez, 1911. Huiles sur toile commandées par Ivan Morozov en janvier 1910. Ici, panneau de droite, 407 × 149 cm. Musée d'État de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg.
Les nabis, de Bonnard à Maurice Denis
Mikhaïl Morozov est le découvreur de Bonnard. Quant à Ivan, il acquiert une œuvre de chacun des nabis, commande à Maurice Denis l’Histoire de Psyché (1908-1909) pour son salon de musique, et à Bonnard, pour le grand escalier de son hôtel particulier, les Quatre saisons (1911). Au trait cerné et aux teintes acidulées et sourdes – quoique le peintre les ait ravivées après avoir vu ses œuvres installées – de Maurice Denis répond l’exubérance colorée et foisonnante de Bonnard. Au hiératisme un peu froid des personnages de Denis, enfermés dans un sujet mythologique, répond le bonheur de vivre dans une nature édénique et ensoleillée de Bonnard. Des enfants jouent, parlent avec leur mère, une femme est en arrêt devant le chien qu’elle contemple, un homme conte fleurette à une femme – et peut-être un peu plus – à moitié dissimulé par un arbre, mais tous semblent « mangés » par le paysage qui les absorbe.
Edvard Munch, Nuit blanche, Osgarstrand. (Filles sur le pont), Osgarstrand, 1903. Et Natalia Gontcharova, Verger en automne, région de Kalouga, 1909. Huile sur toile, 71,8 × 103,3 cm, Galerie nationale Trétiakov, Moscou Huile sur toile 86 × 75,8 cm, Musée d'État des beaux-arts Pouchkine, Moscou.
D’un paysage à l’autre
Impressionnistes et peintres russes dialoguent dans cette exploration de la touche qui vise à capter la lumière et le couple d’En barque de Konstantin Korovine (1888) rappelle étrangement les canotiers et leurs barques, à Argenteuil ou ailleurs. Sisley, Pissarro, Renoir, Monet conversent avec Korovine, Vroubel ou le Finlandais Gallen-Kallela. Impressionniste, panthéiste, théosophique, symboliste ou réaliste, le paysage occupe une place de choix dans les collections Morozov. Après Gauguin, dans lequel puiseront nabis et fauves, et Van Gogh (la Mer aux Saintes-Maries, 1888) qui ouvre la voie à l’expressionnisme qu’on trouvera chez Munch (Nuit blanche, Filles sur le pont, 1903), toutes les déclinaisons sont présentes, au bord de l’eau, dans un paysage londonien de Monet sous le brouillard, chez Vlaminck, Derain ou Marquet. Côté russe, les Amateurs d’orage (Piotr Outkine, 1904-1908) perdus dans un tourbillon de vent qui déforme le paysage, l’explosion fauve présente dans le tableau de Martiros Sarian, Devant le grenadier (1907) ou l’évocation colorée et champêtre du Verger en automne (1909) de Natalia Gontcharova ne déparent pas, loin s’en faut. Qu’ils soient de terre ou d’eau, ils s’écartent de la voie de l’académisme, s’imprègnent de l’éclatement des valeurs, de l’explosion de la touche colorée, d'un détachement du réel au profit de la vision du peintre.
Paul Gauguin, Le Grand Bouddha, Tahiti, 1899. Huile sur toile, 134 × 95 cm. Musée d'État des beaux-arts Pouchkine, Moscou.
Gauguin le Tahitien
En dehors du Café à Arles (1888), avec son Arlésienne solitaire, perdue dans la fumée qui flotte dans l’air de ce café triste où un jeune homme s’est endormi, c’est l’œuvre tahitien de Gauguin qui est mis en lumière dans la salle entière qui lui est consacrée. Une grande religiosité imprègne cet ensemble où des idoles, maintes fois présentes, veillent sur le quotidien des hommes. Dans Oiseaux morts. Nature morte aux perroquets (1902), l’idole trône au centre, comme assise à la table, dans le Grand Bouddha (1899), elle occupe toute la hauteur du tableau. Dans Nave nave moe (Eau délicieuse, 1894), alors qu’une Vierge polynésienne reconnaissable à son auréole somnole au premier plan, elle se dresse dans le lointain, image d’une forme de mysticisme qui emprunte au syncrétisme. Dans cet Éden tout en aplats de couleur où les verts explosent sur une terre couleur de feu, où le rose des chemins le dispute à l’or des corps, le quotidien se hisse à la hauteur du symbole et le fruit, dans Eu haere ia oe (Où vas-tu ? 1893), devient mamelon de femme dans un espace où se développe le mystère.
Paul Cézanne, Baigneurs, Aix-en-Provence, v. 1892-1894. Huile sur toile, 26 × 40 cm. Musée d'État des beaux-arts Pouchkine, Moscou.
Cézanne dans tous ses états
Les Morozov étaient de grands admirateurs de l’œuvre de Cézanne et l’exposition lui consacre une large part. Après la Jeune fille au piano (1869-1870) et ses teintes brunes, sombres, révélatrices des débuts de l’artiste, on peut suivre l’évolution de sa peinture, du Paysage à Pontoise (Clos des Mathurins, 1875-1877) encore marquée par l’impact de l’impressionnisme – Cézanne peindra un temps en plein air au côté de Pissarro, entre autres – au Pont sur la Marne à Créteil (1894) où s’affirme sa touche et aux peintures réalisées dans la région d’Aix-en-Provence. Ainsi en est-il du Grand pin (1895-1897) qui étale sa ramure tels des bras en croix ou Paysage. Montagne Sainte-Victoire (1896-1898), un thème aussi incontournable de l’œuvre du peintre que ces Baigneurs (1892-1894) maintes fois remis sur le métier depuis 1875 et dont la facture révèle l’évolution picturale du peintre. Portraits et natures mortes sont également présents avec des œuvres telles que le Fumeur. Homme à la pipe (1891-1892) ou la Nature morte à la draperie (1892-1894) qui oppose les formes circulaires des fruits et de leurs coupes aux drapés savamment orchestrés des serviettes qui pendent négligemment sur le bord de la table. La tenture feuillue, les fleurs de la cruche complètent l’évocation de l'univers naturel évoqué par les fruits. Certaines des œuvres du peintre apparaîtront aussi au fil des thèmes dégagés par l’exposition, révélant l’influence de Cézanne sur les peintres russes de l’époque comme Machkov ou Kontchalovski.
Kazimir Malévitch, Portrait de Mikhaïl Matiouchine, Saint-Pétersbourg, v. 1913-1914. Huile sur toile, 106,6 × 107,3 cm. Galerie nationale Trétiakov, Moscou.
L’après-Cézanne
De Picasso, l’exposition retient des œuvres des périodes bleue et rose de l’artiste, à l’exception du Portrait d’Ambroise Vollard (1910) dont les multiples facettes appartiennent au cubisme. Là encore l’exposition établit un parallèle. Par exemple entre l’Acrobate à la boule de Picasso (1905) où une très jeune fille en collant tâche malaisément de trouver son équilibre sous le regard impitoyable d’un acrobate à la silhouette de lutteur et la grande toile d’Ilia Machkov, Autoportrait et portrait de Piotr Kontchalovski (1910) qui présente les deux artistes en lutteurs musiciens, musculature puissante et torse nu. Quant au Portrait d’Ambroise Vollard, il entretient avec le Portrait de Mikhaïl Matiouchine par Malevitch (1913-1914) une relation de parenté. Ce seront les seules œuvres cubistes présentes dans l’exposition. L’intérêt des Morozov se porte ailleurs, plutôt sur les différentes déclinaisons d’une figuration plus « classique » mais tout aussi passionnante.
Vincent Van Gogh, La Ronde des prisonniers, Saint-Rémy, 1890. Huile sur toile, 80 × 64 cm, Musée d'État des beaux-arts Pouchkine, Moscou
Van Gogh l’enfermé
L’exposition consacre une salle à la Ronde des prisonniers de Van Gogh (1890). Cette œuvre terrible capte le regard sans qu’on puisse s’en détacher. Elle est réalisée durant le séjour – volontaire – de l’artiste à l’hôpital psychiatrique de Saint-Paul de Mausole à Saint-Rémy-de-Provence. Elle fait suite à une crise violente où, après s’être battu avec Paul Gauguin, Van Gogh se tranche le lobe de l’oreille. Interné volontaire en mai 1889 à Saint-Rémy, il y réalisera près de 150 peintures – dont la Nuit étoilée, la Branche d’amandier en fleurs et les Iris – et plus de cent dessins en cinquante-trois semaines. Mais son « séjour » lui pèse et il cherche à s’échapper, pour trouver refuge auprès du Dr Gachet, à Auvers-sur-Oise. La Ronde des prisonniers se rapporte au sentiment qu’il a d’être prisonnier de l’institution. Il s’inspire d’un dessin de Gustave Doré, Newgate, la cour d’exercice (1872). Saisissante, la Ronde dit l’enfermement dans lequel le peintre se perçoit. Dans un univers entièrement clos de murs d’où le ciel est absent, des détenus tournent en rond dans un espace exigu, amenuisé, sous la surveillance de leurs gardiens. Nul horizon ni perspective ne se dessinent pour celui qui se débat dans cette clôture et la présentation de l’œuvre, seule dans un espace clos et réduit, accentue la force dramatique de cette Ronde qui dit l’absence d’air et la voie sans issue.
Au premier plan : Camille Claudel, L’Abandon, Paris, 1905. Bronze patiné, 42,5 × 39 × 19 cm. Musée d'État des beaux-arts Pouchkine, Moscou ; Camille Claudel, L’Implorante, Paris, v. 1900-1904. Bronze patiné, 33 × 50 × 24 cm. Musée d'État des beaux-arts Pouchkine. Au second plan : Maurice Denis, Plage à Perros-Guirec, Perros-Guirec, 1909. Huile sur toile, 97 × 180 cm. Musée d'État des beaux-arts Pouchkine, Moscou.
Autour du nu
De manière inhabituelle pour l’époque, pétrie de valeurs « morales » dans lesquelles le nu renvoie à l’interdit et à la prostitution, les collections des Morozov accordent une part non négligeable au nu, non seulement dans le dessin et la peinture, mais aussi dans le domaine de la sculpture. Même dans ce milieu éclairé de grands collectionneurs moscovites, ce n’est pas une évidence. Chtchoukine, lui aussi, avait dû vaincre bien des réticences, à commencer par les siennes, pour exposer aux yeux de tous la Danse et la Musique de Matisse, avec leurs personnages nus apparaissant seulement sur des fonds de couleur. Il n’empêche que le nu symbolise à l’époque l’esprit nouveau, libéré des règles académiques. Il est pureté et innocence, débarrassées des conventions. Il renvoie à une identité primitive, archaïque, et montrer le nu correspond à cette démarche doublement libératoire. Chez les Morozov, la présence du nu est assumée. Renoir, Degas, Maurice Denis, Matisse, Othon Friesz et d’autres voisinent avec les sculptures de Rodin et de Camille Claudel. Si chez Friesz, les nus prennent le prétexte de la Tentation (1910) ou se colorent d'une teinture mythologique et symboliste chez Maurice Denis (la Plage à Perros-Guirec. La plage verte, 1909), c’est le seul plaisir du nu qui anime Après le bain de Degas (1895) et, au-delà, la passion amoureuse qui mouvemente les corps enlacés de l’Éternel printemps de Rodin (1884) ou la supplication de l’Implorante de Camille Claudel (1900-1904). Morozov affirme ses choix. Plus : il achète nombre de sculptures de grands nus à Sergueï Konenkov, un artiste à la légende sulfureuse dont la première œuvre fut jugée si provocatrice à l'époque que ses professeurs la détruisirent à coups de marteau.
Valentin Sérov, Portrait du collectionneur de la peinture moderne russe et française Ivan Abramovitch Morozov, Moscou, 1910. Tempera sur carton, 63,5 × 77 cm. Galerie nationale Trétiakov, Moscou.
Matisse : la référence incontournable du début du XXe siècle
Matisse occupe une place de choix dans la collection d’Ivan Morozov, mais celui-ci accorde au peintre une place qui ne se limite pas à la révolution que constitue le fauvisme. Il constitue un ensemble dans lequel l’évolution du peintre est sensible. La Bouteille de Schiedam (1896) s’inscrit dans la grande tradition de la nature morte française et hollandaise. La couleur fait irruption avec Pot bleu et Citron (1897) tandis que la référence à Cézanne reste sensible dans Bouquet (Vase aux deux anses, 1907). Avec le Triptyque marocain (la Vue de la fenêtre, Zorah sur la terrasse et la Porte de la Casbah, 1912-1913), la couleur explose en larges plages de couleur pure qui font éclater les nuances de bleu. L’artiste y combine paysage, nature morte et portrait tout en dessinant une alternance de formes – le rectangle de la fenêtre, l’un de ses thèmes de prédilection, la ligne avec l’oblique qui sépare l’ombre de la lumière et celle que trace le personnage au centre du tableau, et le cercle de l’arc de la porte – qui viennent compléter l’exploration stylistique du triptyque. Un portrait d’Ivan Morozov, réalisé par Valentin Serov en 1910, qui montre en arrière-plan le Fruits et bronze de Matisse forme comme le lien qui unit début, fin et démarche du collectionneur. Il illustre et synthétise la vision très personnelle – et passionnante – des Morozov par rapport à l’art occidental, au tournant des XIXe et XXe siècles et nous livre, à travers ces œuvres de très grande qualité, une histoire du temps en même temps qu’un raccourci de l’histoire de l’art.
Martiros Sarian, La Rue. Constantinople, Constantinople (Istanbul), 1910. Tempera sur carton 60,2 × 63,8 cm. Galerie nationale Trétiakov, Moscou.
La Collection Morozov. Icônes de l’art moderne (volet 2)
Fondation Louis Vuitton – 8, avenue du Mahatma Gandhi – Bois de Boulogne, Paris
22 septembre 2021 – 22 février 2022
Réservations : www.fondationlouisvuitton.fr et www.fnac.com
Commissariat général : Anne Baldassari
Exposition réalisée en partenariat avec le Musée d’État des beaux-arts Pouckine (Moscou), le Musée d’État de l’Ermitage (Saint-Pétersbourg) et la Galerie nationale Trétiakov (Moscou).
Et en nocturne : une soirée chez les frères Morozov. Les chefs-d’œuvre de leur collection, mais aussi les œuvres des artistes invités par les Open Space #8 et #9 (Bianca Bondi & Özgür Kar), la musique de Faux Real et de Franky Gogo et la possibilité de déguster les traditionnels raviolis sibériens, les pelmenis, et de goûter les boissons traditionnelles russes.
Six créneaux horaires de réservation : 19h – 19h30 – 20h – 20h30 - 21 – 21h30. Avec service de navettes.
Réservations sur https://www.
Quelques changements après le 17 octobre
Dans le cadre de l’exposition de la Collection Morozov, la Fondation Louis Vuitton propose des micro-visites thématiques exceptionnelles consacrées aux œuvres de Mikhaïl Vroubel (1856-1910) présentées dans l’exposition : le Portrait de Savva Mamontov (1897), les Lilas (1901) et le Portrait du poète Valéri Brioussov (1906). Le week-end du 16-17 octobre sera la dernière opportunité de voir ces trois œuvres qui partiront dimanche 17 octobre à 19h pour rejoindre la rétrospective nationale dédiée à l’artiste à la Galerie nationale Trétiakov à Moscou (3 nov. 2021 – 8 mars 2022). À l’occasion de cette nocturne, les visiteurs pourront découvrir tant l’histoire des tableaux que celle des personnages singuliers qui y sont figurés, ainsi que l’univers dramatique de Mikhaïl Vroubel, artiste symboliste visionnaire, emblématique de l’École russe contemporaine. Les micro-visites auront lieu toutes les 30 min., de 20h à 22h. Départ prévu au niveau -1 / rez-de-bassin, durée 15 min.
À partir du 18 octobre, cinq nouvelles œuvres d’artistes russes prêtées par la Galerie nationale Trétiakov et le Musée d’État des beaux-arts Pouchkine seront présentées en respectant le cadre thématique de l’exposition.
> En Salle 1 (Peintres et mécènes), le Portrait de Savva Mamontov (1896), de Anders Leonard Zorn (Musée d’État des beaux-arts Pouchkine).
> En Salle 5 (De la nature des choses), trois tableaux, Étude en vert. Midi (1906) de Boris Anisfeld (acquis par Ivan Morozov en 1906), Sirène (1896) de Valentin Sérov (collection du peintre et mécène Ilya Ostrooukhov) et Paysage (1911) d’Alexandre Golovine (acquis par Ivan Morozov en 1915).
> Enfin, en Salle 9 (Cézanne, Picasso et « les Cézannistes »), Le Fumeur (1911) de Natalia Gontcharova.