30 Août 2021
L’Opéra-Comique fait sa rentrée avec l’unique opéra écrit et maintes fois remanié de Ludwig van Beethoven. Un monde d’incertitudes où Leonore-Fidelio promène son identité hybride dans le lieu anonyme et sans âme d’une prison qui dépossède chacun de lui-même.
Est-ce la faute à pas de chance si Beethoven n’a écrit qu’un seul opéra, remanié à quatre reprises mais suivi d’aucun autre ? On pourrait le penser si l’on s’arrête sur les conditions de la création du spectacle. Le flambeau Schikaneder était censé passer, après Mozart, à Beethoven. Mais voici que le compositeur traîne, suffisamment pour que, exit Schikaneder, un autre directeur soit nommé au Théâtre an der Wien du baron Peter von Braun. Le Feu de Vesta et ses vierges servantes cèdent la place à Leonore, tiré d’un fait divers de la période révolutionnaire dont un livret a été tiré. L’amour conjugal et la justice y triomphent de tous les obstacles – un sujet bien dans les cordes de notre compositeur, plein des idéaux révolutionnaires qui se diffusent partout en Europe. L’histoire est un succédané de Marivaux, façon lutte contre les injustices et l’arbitraire. Florestan a été emprisonné par un gouverneur dont il voulait dénoncer les agissements illégaux. Son épouse, Leonore, se travestit pour se faire engager dans la prison où il est détenu sous le nom de Fidelio. On annonce la visite d’un ministre et le gouverneur prend peur. Il décide de faire assassiner Florestan et, devant l’absence de candidat, de procéder lui-même au meurtre. Après moult péripéties, Fidelio finit par se dévoiler et le deus ex machina du Destin fait survenir le ministre, au bon moment. La forfaiture du gouverneur éclate au grand jour. Le méchant est puni. Leonore-Fidelio retire elle-même les chaînes de son époux. Le droit et la justice ont triomphé. La liberté est au bout du chemin…
Des cailloux dans les souliers
La musique est écrite en 1804, le spectacle programmé en 1805. Déjà il a fallu le revoir, rapport à la censure qui ne voit pas d’un bon œil la dimension politique potentiellement critique du livret. Leonore est devenu Fidelio pour éviter la confusion avec Leonora, l’opéra semi seria de Fernandino Paër présenté l’année précédente à Dresde sur le livret de Jean-Nicolas Bouilly, inspiré du même fait divers. Une perturbation supplémentaire se glisse dans les rouages en la personne d’un Bonaparte devenu Napoléon qui a envahi l’Autriche. Le spectacle, maintenu, est représenté devant des officiers français qui n’en perçoivent goutte et, qui plus est, pourraient s’offusquer de cette dénonciation de l’utilisation illégitime de la force ! Comme, de plus, Beethoven n’est pas satisfait, il remet son ouvrage sur le métier, resserre le nombre d’actes qui passe de trois à deux, développe à l’inverse certaines scènes. Et en 1806, il présente une deuxième version qui ne connaîtra que deux représentations à la suite d’une brouille avec le directeur, sans doute pour des histoires de droits d’auteur. Mais la carrière de l’opéra n’est pas terminée. Il est question de le représenter à Prague, sans que le projet aboutisse. Il faut attendre mai 1814 pour qu’une nouvelle version soit présentée et obtienne le succès qu’elle mérite. Il y aura eu quatre réécritures de l’ouverture, l’opéra se sera resserré sur l’essentiel – l’amour et le désir de liberté – au détriment des situations connexes comme l’amour de la fille du gouverneur pour Fidelio. Ultime avatar : le jour de la première dans la salle du Kärntnertortheater, il manque le nouvel air de Leonore et l’ouverture n’est pas prête ! Tout rentrera dans l’ordre à la deuxième présentation de l’opéra, en juillet de la même année. Et le succès sera au rendez-vous…
Cent fois sur le métier remettez votre ouvrage…
L’acharnement que met Beethoven à faire représenter son œuvre n’a d’égal que ses modifications incessantes qui témoignent de la difficulté du compositeur face à l’art lyrique. Dès 1802, il prend avec Salieri des cours de composition dramatique. Il consulte la méthode de chant utilisée au Conservatoire de Paris que lui fournit Cherubini. Pour Beethoven, l’adéquation entre le chant et le texte, la souplesse de la ligne vocale par rapport à l’écriture orchestrale – l’opéra est encore aujourd’hui une partition redoutable pour les voix –, mais aussi la conception de la structure ne coulent pas de source. Il fait fi de la convention dramatique traditionnelle du singspiel qui veut qu’on crée une complexité croissante dans les airs chantés et introduit dès le début, à la suite des solos chantés, duo, trio et quatuor qui apparaissent d’ordinaire dans une phase plus avancée du spectacle, quand le drame s’est déjà noué. Il élague les scènes semi-comiques du début et fait entrer l’opéra dans la sphère romantique par un traitement harmonique et orchestral novateur, dans une perspective dramatique. L’orchestre beethovénien ne se contente pas d’accompagner et de soutenir le chant, il anticipe et porte l’expression des personnages à un paroxysme en intégrant les innovations instrumentales et les couleurs harmoniques modernes du domaine symphonique. Dans cette œuvre de portée universelle qui parle de liberté, de fidélité, d’idéalisme et de justice, il n’y a rien de gratuit. Chaque note est à sa place, chaque effet se justifie dans le déroulement du drame.
Une mise en scène qui fait de l’ambiguïté une arme
Cyril Teste ne prend pas part à une quelconque querelle des genres où masculin et féminin s’affronteraient ou se joueraient à la manière de Marivaux. Il situe son propos au-delà, sur les terres de la dépossession de soi et du « je est un autre ». Le corps de Leonore devenu Fidelio s’est transformé en « arme politique capable de renverser l’ordre du monde ». Devenir homme, c’est endosser la figure de l’ennemi tout en le combattant. C’est introduire la fiction au cœur du réel pour le subvertir et le dénoncer. Son pendant, c’est la non-appartenance au monde de ces prisonniers, enfermés dans un espace réduit, dépersonnalisé, anonyme, rythmé par des bruits de bottes, de chaînes, de clefs et de portes qui apparaîtront amplifiés dans le spectacle. Une neutralité insoutenable qui conduira Florestan, bien loin du XVIIe siècle sévillan du cadre d’origine, vers une chambre d’exécution par injection létale – une mort « propre ». Quant au happy end, avec les retrouvailles du condamné et de son épouse, la grâce générale accordée par le ministre et l’hymne à la liberté qui préfigure la 9e Symphonie, il n’est qu’une lueur d’espoir au fond d’un corridor encore menaçant…
Beethoven disait de Fidelio : « Cet opéra me fera gagner une couronne de martyr ». Cette souffrance – musicale – renvoie à une autre. C’est peut-être le prix à payer pour reconquérir une dignité d’homme – et de femme – mise à mal en tous lieux et en toutes époques.
Fidelio de Ludwig van Beethoven. Singspiel en deux actes. Livret de Joseph Sonnleithner et Georg Friedrich Treitschke. Créé en 1814 au Theater an der Wien.
S Direction musicale Raphaël Pichon S Mise en scèneCyril Teste S Décors Valérie Grall S Costumes Marie La Rocca S Dramaturgie Leila Adham S Lumières Julien Boizard S Conception vidéo Mehdi Toutain-Lopez S Cadreur-opérateur Nicolas Dorémus S Conception son Thibault Lamy S Avec : Leonore Siobhan Stagg, Florestan Michael Spyres, Marzelline Mari Eriksmoen, Rocco Albert Dohmen,Don Pizarro Gabor Bretz, Don Fernando Christian Immler, Jaquino Linard Vrielink, Comédiens Morgan Lloyd Sicard, Vincent Steinebach, Enfants Joachim Garcenot, Lola Houzet, Venus Jouini, Dora Maigne, Mathias Marzac, Filiza Petrov, Colin Renoir-Buisson, Jeanne Renoux (les 25, 29 septembre et 1er octobre), Rébecca Buchman, Lilé De Davrichewi, Théonie Forsans, Gaspard Gueritée-Petit, Timothée Huynh-Kim-Bang, Tiago Lucet-Rémy, Lisa Rugraff, Julia Segre (les 27 septembre et 3 octobre) S Choeur et Orchestre Pygmalion S Production Opéra Comique S Coproduction Opéra Nice Côte d'Azur / Opéra de Dijon S Collectif MxM
Opéra-Comique – Place Boieldieu – 75002 Paris
Samedi 25 septembre, lundi 27 septembre, mercredi 29 septembre et vendredi 1er octobre à 20h, dimanche 3 octobre à 15h (séance Relax). Relax a pour but de proposer un environnement bienveillant et détendu où chacun peut profiter du spectacle et vivre ses émotions sans crainte. Expérimentées à l'Opéra Comique depuis 2018, les séances Relax permettent l’accès au spectacle vivant en inclusion aux spectateurs dont le handicap (autisme, polyhandicap, handicap mental, handicap psychique, maladie d’Alzheimer…) peut entraîner des comportements atypiques.
Réservation : www.opera-comique.com ; par téléphone 01 70 23 01 31 ; ou sur place, au guichet