23 Mars 2022
Dans la touffeur tropicale d’une forêt luxuriante d’Amérique latine, ce film envoûtant nous plonge un fascinant rapport à la nature qui fait pendant au réalisme de l’aventure de l’émancipation d’une femme.
Dans la forêt tropicale noyée de bleus, les verts éclatent en taches lumineuses qui trouent la pénombre. Une femme se tient là. Butée, concentrée, taciturne, en apparence inexpressive. Un corps sans apprêt. Elle regarde les plantes, les insectes, elle sent la terre en prenant à pleines mains des poignées de boue. Filmée de très près, elle vit avec les animaux, les plantes, le vent, la terre, l’eau. Elle semble comme absorbée dans la nature environnante. Loin des hommes.
Un portrait singulier
Cette femme par les yeux de laquelle nous percevons la poésie d’une toile d’araignée baignée de rosée, cette femme qui navigue au milieu des lucioles qui dansent autour d’elle un ballet luminescent et aléatoire, elle est seule. Isolée des autres. Parce qu’elle n’est pas comme les autres. Physiquement d’abord. Une vilaine scoliose lui a déformé la colonne vertébrale, l’éloignant de la possibilité d’être une fille « normale ». C’est d’ailleurs comme cela qu’on la traite. À part. Comme si elle souffrait de déficience mentale, qu’elle était simple d’esprit. Dans ce village reculé où ne parviennent que des échos étouffés du monde où on reste pétri de croyances d’un autre âge, on lui attribue le pouvoir des simples d’esprit, en communication directe avec Dieu : celui de guérir. Alors on la pare, on la décore pour des séances de guérison placées sous le patronage de la Vierge, dans une pièce où se pressent les femmes du village autour d’un autel improvisé. On lui intime une manière de se comporter. Vêtue de blanc, elle est vierge sous le regard de la Vierge, dépositaire de son pouvoir. Et même si une protestation muette se dessine parfois sur ses traits et affleure dans son attitude, si elle a parfois un regard de loup, elle demeure le jouet passif, parfois encombrant, de ces femmes.
Un cheval dans la solitude
Le seul ami de Clara, c’est un cheval, Yuca, dont le blanc éclatant forme une tache de lumière et une respiration dans le monde étouffant qui l’entoure et au milieu de la touffeur de la jungle. Insolite, il l’est autant qu’elle. Immaculé comme elle, il s’ébat en liberté dans la nature, comme elle. Museau contre visage, ils se parlent. Là s’est refugiée l’humanité de Clara. Il est le confident, la présence rassurante et, bien que tous les jours il quitte le village pour servir des touristes, il reste pour elle le recours à ce besoin d’échanges jamais satisfait. Mais un jour la famille, dans le besoin, décide de se séparer du cheval et convoque le maquignon pour l’évaluer. Un arrachement qui sera, pour Clara, le signe annonciateur de beaucoup d’autres.
Clara sola
Voici que dans le champ de vision de cette femme de quarante ans, coupée du monde, apparaît un jeune homme Et son monde change. Il est le petit ami de sa nièce avec qui ses relations sont tout sauf platoniques. Mutique, Clara épie leurs ébats amoureux et observe le jeune homme en cachette. Moins méprisant que les autres, il lui montre un peu de douceur, d’attention, s’intéresse à elle, à sa manière d’écouter la nature, cherche à comprendre son monde. Le corps de Clara s’éveille à lui-même et à la sexualité. Comme si elle sortait d’un long sommeil. Elle se regarde dans une glace, revendique d’avoir une belle robe couleur de ciel qu’elle dérobe le temps de la partager avec la forêt et avec la terre. Cette révolution du corps de la femme qui ressuscite les grillons prendra une voie plus radicale…
Une atmosphère envoûtante
Tourné en plein cœur « sauvage » du Costa-Rica, le film est comme un voyage dans le temps, dans les arcanes d’une micro-société refermée sur elle-même où le catholicisme se mêle à des croyances archaïques venues du fond des âges, à un état d’avant la science où, bien que le recours à la médecine soit présent, guérisons miraculeuses et ferveur mystique restent des fondements. Dans ce microcosme à l’écart du monde, au milieu d’une nature proliférante sous les trombes d’eau qui noient le paysage et transforment la terre en boue épaisse, tout n’est que bruit en même temps que silence. La forêt se peuple en permanence de cris d’animaux et de bruissements incessants. Elle grouille d’une vie invisible que seule Clara entend, l’oreille collée à la terre, l’œil à hauteur de feuille, les pieds ancrés dans la boue.
L’écho d’une éducation coercitive
Pour la réalisatrice comme pour la scénariste, toutes deux originaires d’Amérique latine, il s’agissait de révéler, à travers l’histoire de Clara, non seulement le machisme ambiant mais aussi la manière dont il est porté par la religion et dont, sous couvert de tradition, il imprègne le mode de vie et s’exprime dans les corps mêmes. Nathalie Álvarez Mesén, dont c’est le premier long métrage, évoque son éducation et les normes patriarcales « malsaines » inculquées aux femmes sur la manière de se comporter, alors même qu’elle vivait en Suède. Elle parle de la difficulté de s’extraire de ce tissu d’habitudes qu’on assimile malgré soi, qu’on intègre comme une part de soi-même, du rôle qu’on fait endosser aux femmes. L’aventure de Clara, c’est celle d’une femme confrontée à des normes rétrogrades, qui décide de s’en affranchir. Et son lien avec la nature participe de l’acte de rébellion.
Une révolte ontologique
Un charme étrange, sauvage, émane de cette fable du presque rien qui enferme un monde où la liberté que la nature peut offrir s’habille de spiritualité. La comédienne danseuse qui incarne Clara, avec son pas lourd, son épaule tordue mais en même temps l’impression de force qu’elle dégage et la fixité presque insoutenable de son regard, se livre à une chorégraphie minimaliste à peine perceptible dans laquelle le moindre regard, le moindre effleurement, le moindre son qu’elle émet deviennent aussi bavards qu’une longue conversation. On se prend à considérer cette femme silencieuse et refermée sur elle-même comme une sorte de divinité sauvage, indomptable, un trait d’union entre l’humanité et la nature, qui retrouve, dans sa décision de rompre avec le monde qui l’entoure et de prendre en charge son propre corps, sa liberté. Et on s’enfonce sans peur dans cette forêt foisonnante et riche si infiniment vivante.
Clara sola – 2021 – Suède/Costa Rica/Belgique/Allemagne – Espagnol, 106’ – Couleur
Présenté à la Quinzaine des réalisateurs, Cannes 2021.
S Réalisatrice : Nathalie Álvarez Mesén S Scénario : Nathalie Álvarez Mesén, Maria Camila Arias
S Avec : Wendy Chinchilla Araya, Daniel Castañeda Rincón, Ana Julia Porras Espinoza, Flor María Vargas Chaves S Directrice de la photographie : Sophie Winqvist Loggins DFF FSF S Directeur artistique : Amparo Baeza S Monteuse : Marie-Hélène Dozo S Conception des costumes : Patricia Alvarado Hurtado S Son : Erick Vargas Williams, Valène Leroy, Charles De Ville, Aline Gavroy S Produit par : Nima Yousefi (HOBAB) S Producteurs : Alan McConnell (Resolve Media), Géraldine Sprimont, Anne-Laure Guégan (Need Productions), Karina Avellan Troz, Marcelo Quesada Mena (Pacífica Grey) Producteur exécutif : Peter Krupenin (HOBAB) S Coproducteurs : Lisa Widén, Beata Mannheimer (Film Capital Stockholm Fund),
Ivanna Kozak, Antoine Liétout, Ivan Zuber (Laïdak Films) S Distributeur français : Epicentre Films
Sortie en salle : 1er juin 2022