20 Juin 2021
Trois personnages sont réunis pour faire revivre, le temps de quelques séquences, la vie d’un quatrième sous le regard d’un technicien mutique mais néanmoins omniprésent. Un récit en zigzag où chacun se raconte et raconte les autres en même temps qu’il évoque le défunt.
Où sommes-nous réellement lorsque commence la pièce ? Dans une villa qu’on rouvre pour l’occasion et dont les meubles avaient été recouverts d’un drap blanc pour les protéger de la poussière ? Ou dans un espace non identifié lorsqu’on découvre sous le drap un fouillis indescriptible où malles en osier, casque de moto, vieilles chaises et bric-à-brac nous ramènent plutôt au hangar qu’à la villa désaffectée ? L’homme qui dévoile le décor se saisit du drap, s’en enveloppe comme d’une toge, fait mine de chanter l’opéra, sans élever la voix plus loin que le chuchotis. Il dialogue avec une voix off pour nous rapporter l’histoire. Celle d’un homme, Dominic. Dans une villa d’où l’on domine les environs et d’où l’on voit la mer, on l’a trouvé pendu, dérisoire silhouette dont seuls les pieds, battant à la fenêtre – ou n’était-ce pas l’inverse, la fenêtre qui battait sur ses pieds ? – rappelaient son existence. Le micro à la main, l’homme sur scène est le bonimenteur-deus ex machina de l’évocation qui doit nous conduire à savoir pourquoi et comment Dominic, le pendu, en est arrivé là.
Une situation dramatique inspirée de faits réels
Cette trame provient d’abord d’un récit, l’histoire obsédante du suicide d’un ami que le réalisateur de cinéma Faramarz Khalaj demande à Serge Valetti de faire sortir de lui en le transformant en acte d’écriture. Le truchement, c’est Hovnatan Avédikian qui en est à la fois le déclencheur et le maître d’œuvre. Exercice périlleux s’il en est que d’écrire à trois. « C’est très rare, déclarera Serge Valetti, d’arriver à faire de la poésie à plusieurs, c’est ce qu’on a tenté ». Le résultat est parfois bizarre, étrange comme un bel ange blanc qui descendrait du ciel, insolite et inclassable, mais réussi. Comment en effet, dans le spectacle, qualifier ces « intermèdes », ces échappées belles où le texte se détache de la situation pour adopter un ton plus lyrique, cette parenthèse enchantée de l’écriture qui décale le propos, lui donne une saveur particulière, le porte vers un ailleurs qui le fait échapper au théâtre sinon en les qualifiant de poésie ? Car au début était le Verbe. « Au théâtre, ce sont les mots qui font les images », dit l’un des personnages.
Entre théâtre et cinéma et entre théâtre et théâtre
À l’étrangeté de cette revisitation du suicide s’ajoute une intrigue à tiroirs qui tire chaque fois à côté de sa cible. Lorsque Gérard, le producteur et initiateur de cette « reconstitution » de la mort de Dominic, referme, au début du spectacle, le rideau de fond de scène, on se demande un instant s’il s’agit d’un écran de projection pour le film noir qui se met en place, mais il se transforme en cyclorama derrière lequel apparaît la jeune comédienne qui vient cachetonner dans l’espoir de se faire un nom. À partir de là, différents niveaux se juxtaposent, tissant de multiples histoires. Alternent au fil du temps le récit de ce qui lie Gérard à Dominic, les instructions que distille Gérard, les histoires personnelles de La Fille, comédienne de second ordre dans un scénario dont elle n’a que faire, qui récite du Baudelaire comme si elle lisait le bulletin météo ou presque, celle d’Armand qui a toujours une opinion sur tout, une critique à formuler, vieil acteur aguerri qui ne s’en laisse pas conter et nous prend à parti, les intrigues amoureuses qui se nouent et se dénouent à mesure que la pièce avance. On saute sans transition d’un niveau de « réel », créé pour les besoins de la pièce ou réinventé par l’imaginaire, à l’autre jusqu’à ce que les fils se rejoignent et qu’on comprenne que les personnages réunis ici ne le sont pas seulement par les hasards d’une distribution. Au milieu de ce réjouissant en même temps que terrifiant désordre, on passe de la comédie au drame, du thriller au huis clos qui déborde le boulevard et met à nu les personnages, le tout troué d’incursions poétiques et de commentaires inintelligibles qui viennent chaque fois perturber la situation, accentuant la perte de repères que l’enchaînement des séquences provoque. On suit malgré tout sans difficulté l’évolution de cette situation qui ne cesse de glisser et de se dérober. Pour ancrer les personnages dans le contexte niçois, Serge Valetti s’est inspiré de ses souvenirs personnels. Un petit soupçon de corsitude épice le tout. Mais fallait-il pousser la « pagnolisation » jusqu’à faire prendre aux comédiens un accent qu’ils maîtrisent mal ? on peut être réservé sur la nécessité de la chose… Il n’empêche que la structure de ce drôle de spectacle qui est comme la planche savonneuse mais savoureuse d’un théâtre dans le théâtre et l’inventivité qu’elle fait naître méritent qu’on s’y arrête…
Baie des Anges. Un texte de Serge Valletti
S Mise en scène Hovnatan Avédikian S Avec David Ayala, en alternance avec Hovnatan Avédikian (Gérard), Joséphine Garreau (La Fille), Nicolas Rappo (Armand) S Scénographie Marion Gervais S Lumière Stéphane Garcin S Design sonore Luc Martinez, Éric Pedini S Sur une idée originale de Faramarz Khalaj S Production Théâtre de Grasse, AOC Films, Semiramis, coréalisation Théâtre du Rond-Point S Spectacle créé le 9 septembre 2016 au Théâtre de Grasse
15 juin – 4 juillet 2021, 20h30, dim., 15h30 — relâche lun. — matinées sam. 26 juin et 3 juillet, 16h
Théâtre du Rond-Point – 2bis, av. Franklin-Roosevelt – 75008 Paris
Réservations. Par e-mail: contact.billetterie@theatredurondpoint.fr
Ou par internet: www.theatredurondpoint.fr