Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Arts-chipels.fr

Les Sept péchés capitaux. Chez Brecht, les petits-bourgeois ne sont pas à la noce…

© Pierre Grosbois

© Pierre Grosbois

Dans ce texte aux faux airs de cabaret berlinois, mis en musique par Kurt Weill, Brecht règle son compte, de manière grinçante, à une société allemande compromise avec le pouvoir, avide de lucre et de stupre. L’accession au pouvoir des nazis et l’incendie du Reichstag en forment le soubassement. La mise en scène de Jacques Osinski lui donne une couleur contemporaine très éclairante.

Dans un no man’s land de tubulures d’échafaudages, deux femmes en costume contemporains – jupes courtes et blouson de cuir pour l’une, blouson de nylon aux teintes violette et rose pour l’autre – nous font face. L’une parle, l’autre ne livre que des bribes parcimonieuses. L’une chante, l’autre danse. Elles se prénomment toutes deux Anna. Elles sont sœurs. Une sororité qui a tout du visage à deux faces d’une même femme. Elles rêvent de s’en sortir, d’échapper à leur quotidien misérable de Louisiane. Anna 2 se rêve en ballerine classique, pleine d’élévation et de grâce. Partir, c’est se lancer à la conquête du succès, là-bas, au loin. C’est acheter la maison dont elles rêvent pour elles et leur famille. Alors la double Anna prend la route. Sur l’écran placé au-dessus des deux femmes, la route se déploie. Mais les sept étapes qui jalonneront leur voyage, passant par Boston ou San Francisco seront les stations d’un chemin de croix à travers le paysage des sept péchés capitaux, qualifiés par Brecht dans son titre de « péchés des petits bourgeois ». La Paresse, l’Orgueil, la Colère, la Gourmandise, la Luxure, l’Avarice et l’Envie se succèderont le long d’un parcours qui a tout d’une descente aux enfers. L'image de Lulu de Wedekind s'impose...

© Pierre Grosbois

© Pierre Grosbois

Dialogue d’exilés rebelles

La route qui s’ouvre, c’est aussi le chemin de l’exil. Il faut dire que la situation est devenue explosive en Allemagne après cette nuit de février 1933 qui a vu l’incendie du Reichstag. La suspension des libertés civiles et politiques et la campagne de répression menée contre les communistes lui ont emboîté le pas. Brecht est mis à l’index comme « artiste dégénéré ». Quant à Kurt Weill, il est juif… Les œuvres de Brecht comme les partitions de Kurt Weill font l’objet d’autodafés. Brecht, Weill et son épouse de l’époque, la chanteuse Lotte Lenya, quittent l’Allemagne et se réfugient en France – ils gagneront plus tard les États-Unis. Commandé pour le « Ballet 1933 » de Balanchine, l’œuvre, qui est qualifiée de « ballet chanté pour cinq voix (une femme et un quatuor masculin) » est représentée à Paris en juin 1933 au Théâtre des Champs-Élysées dans un climat délétère – Florent Schmitt hurle, lors de la représentation, « Vive Hitler ! » et Lucien Rebatet, sur ses traces, dénonce le « virus judéo-allemand ». L’œuvre a de quoi diviser. Brecht y dresse un portrait quelque peu vitriolé des mille et une lâchetés et travers des petits-bourgeois, complices consentants d’un pouvoir inique.

© Pierre Grosbois

© Pierre Grosbois

Opéra populaire et critique sociale

Après Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny et l’Opéra de quat’sous, les Sept péchés ferment le cycle des pièces musicales et de la collaboration des deux hommes. L’enfant terrible du groupe expressionniste Novembre et le poète provocateur du même groupe, passé au marxisme, y explorent, une fois de plus, une nouvelle manière de faire de l’opéra. Le « théâtre musical » qu’ils créent avec la forme du Songspiel emprunte à la musique de danse contemporaine et au jazz. Renonçant à la position de l’art pour l’art et se rapprochant de l’art cinématographique, ces spectacles affichent la volonté délibérée de rattacher le mouvement à la jeunesse en travaillant sur une simplification des moyens d’expression musicaux et de s'inscrire dans l’art de leur temps. Musicalement, les sept mouvements de la pièce, encadrés par un prologue et un épilogue, combinent allègrement formes populaires, néoclassiques et néobaroques, associant la valse, le fox trot, le très rythmé Shimmy She Wobble, la marche ou la tarentelle. Sur le plan du texte, les deux Anna, quant à elles, représentent la dualité sociale irréconciliable des êtres écartelés entre leurs aspirations individuelles et les valeurs capitalistes dominantes. Brecht construit une parabole qui oppose l’ordre moral, en guerre avec les sept péchés, et l’anarchie d’une société qui a pour valeur première le profit. Dans cette société, l’amour et le corps deviennent des marchandises, en faire usage un moyen de s’enrichir. Ce qu’expérimenteront les deux Anna. Et lorsque, dans le quatuor vocal incarnant la famille matérialiste et vorace des deux Anna, prête à avaler toutes les couleuvres et à justifier l’injustifiable, Weill transforme la Mère en chanteur masculin, basse de surcroît, il ajoute malicieusement une pierre à la remise en question des attendus…

La Gourmandise © Pierre Grosbois

La Gourmandise © Pierre Grosbois

La mise en scène : de la fidélité à la relecture

On retrouve dans la mise en scène de Jacques Osinski comme un air de connu qui remonte à la floraison des Brecht présentés par le Berliner Ensemble dans les décennies passées. On retrouve, de manière subtile, l’accentuation clownesque de certains des personnages, le découpage en « tableaux » introduits par un panneau annonçant la couleur. Manière de cultiver ce Verfremdungseffekt, cet effet d’éloignement, de mise à distance dit « distanciation » qui alimenta toute une partie de la production théâtrale. La famille, confite en bondieuserie, l’allure négligée, la chevelure en bataille, vêtue sans style à la va-comme-j’te-pousse et aux mimiques caricaturales participe de la même inspiration. Mais dans sa relecture, par-delà des costumes et des décors, très contemporains, Jacques Osinski apporte une touche contrapuntique tout à fait passionnante avec les projections qui apparaissent au-dessus des acteurs.

© Pierre Grosbois

© Pierre Grosbois

Entre road movie et cinéma muet

Lorsque les deux femmes quittent la Louisiane, des files de voitures leur font escorte. Tourné en accéléré, le trafic dessine sur l’écran ses longues traces lumineuses à un rythme qui suit celui de la musique. Le flot est continu lorsque la musique s’épand. Il prend la forme d’un grouillement humain spasmodique lorsque la musique se fait en sautes de vent. Le ruban de la route fait escorte au road movie qui mène les deux femmes à travers les États-Unis à la quête de l’argent et de la réussite. Il est celui de l’exil, de tous les exils et les images révèlent des routes allemandes, comme pour rappeler l'inspiration qui a présidé à la création de la pièce : l’exil forcé de ses créateurs. Dynamique, l’image apporte aussi sa charge de sens propre. Lorsqu’Anna se trouve écartelée entre l’homme qu’elle aime et qui ne l’aime pas et l’homme qui l’entretient et qu’elle n’aime pas, les deux silhouettes se superposent et apparaissent à tour de rôle le temps d’un demi-tour. Lorsque l’amant de cœur s’efface et l’abandonne, il rapetisse à l’écran jusqu’à ne plus devenir qu’un point et finalement disparaître. Parfois ce qui apparaît sur l’écran vient contredire l’attitude affichée par le personnage. Quand Anna 2 affiche un contentement de façade, son image saisie lorsqu’elle est seule, séparée de son double, la montre abattue et triste. La projection, interrompue par des titres de tableaux, rappelle aussi les procédés du cinéma muet et ses artifices à la Méliès. Lorsque les prétendants éconduits d’Anna se tirent une balle dans la tête, petits nuages de fumée parfaitement artificiels et flaques de sang de pacotille apparaissent, puis disparaissent comme par enchantement au moment où les morts se relèvent pour sortir de scène et signifier l’abandon de la belle.

© Pierre Grosbois

© Pierre Grosbois

Une belle harmonie collective

Les deux Anna, chacune dans son registre, sont remarquables dans leurs qualités respectives de danse et de chant. Noémie Ettlin passe avec brio du registre de la danse classique avec entrechats et pointes aux déhanchements et effets de fesse de la danseuse de music-hall. Nathalie Pérez, à la voix plus « aristocratique » que Lotte Lenya, lui emboîte tout en chantant le pas dans un tango avec beaucoup de naturel et révèle son rôle de maîtresse du jeu, perverse, qui entraîne Anna 2, la jeune fille innocente que la société va corrompre, vers des abîmes de turpitude excédant ceux des sept péchés capitaux. Quant à l’Orchestre de chambre Pelléas – sous la baguette dynamique de Benjamin Lévy –, une formation démocratique gérée par un comité de musiciens qui se veut une phalange au fonctionnement et à l’esprit différent du commun des orchestres et défend une utopie orchestrale où prédomine la joie d’être ensemble et le lien sensible à l’autre – bien dans la note pour cette pièce aux visées contestataires –, il enlève la chose avec un rythme impeccable et un entrain communicatif. Pour augmenter un peu la durée du spectacle – dans sa version d’origine, il était d’environ une demi-heure – des chansons de Kurt Weill écrites lors de son séjour à Paris ont été ajoutées. Yukali, la Complainte de la Seine ou Je ne t’aime pas tempèrent, par leur ton nostalgique, la vision très sarcastique mais pleine de drôlerie de l’ami Brecht. En 1933, Brecht avait écrit : « L’injustice triomphe et personne n’ose s’opposer à elle. » Son message résonne encore aujourd’hui avec une étonnante acuité.

© Pierre Grosbois

© Pierre Grosbois

Les Sept Péchés capitaux S Texte Bertold Brecht S Musique Kurt Weill

S Mise en scène Jacques Osinski S Direction musicale Benjamin Levy S Orchestre de chambre Pelléas S Avec Natalie Pérez (Anna 1), Noémie Ettlin (Anna 2), Manuel Nuñez Camelino (Frère 1), Camille Tresmontant (Frère 2), Guillaume Andrieux (Père), Florent Baffi (Mère) S Scénographie et vidéos Yann Chapotel S Lumière Catherine Verheyde S Costumes Hélène Kritikos

Du 27 mai au 5 juin 2021 à 19h

à l’Athénée-Théâtre Louis Jouvet – 7, rue Boujdreau – 75009 Paris

Tél. 01 53 05 19 19   SITE. www.athenee-theatre.com

22-23 février 2022 Théâtre de Caen

25 février 2022 Théâtre de Val de Rueil

1er mars 2022 Théâtre de Lisieux

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article