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Arts-chipels.fr

Le Rabelais de Jean-Louis Barrault. Des actualités en direct de la Renaissance…

© Miliana Bidault

© Miliana Bidault

En choisissant de remonter le projet fou de Jean-Louis Barrault présenté au lendemain de mai 1968, Hervé Van der Meulen nous remet en mémoire une verve oubliée dans un spectacle où théâtre, musique et danse forment la farandole carnavalesque des cinq livres de Rabelais.

Des personnages tout de noir vêtus sont en pleine « teuf » rockie. Dans un coin, un piano, une guitare et une flûte créent un fonds musical tandis que ça rigole et que ça se bouscule sur scène. Ils ont dix-huit, à la fois comédiens, chanteurs, danseurs et musiciens, qui se lancent dans l’aventure de cette œuvre énhaurme placée sous le signe de l’excès, du too much. D’ailleurs, où sommes-nous ? Dans les pas de Rabelais écrivant, en l’espace de vingt ans, un monument de la littérature française qui est l’un des plus beaux témoignages de l’esprit de la Renaissance? Sur les traces de Jean-Louis Barrault, qui dégage de cette histoire ce qu’elle eut de novateur et la manière dont elle nous parle et apporte à la réflexion sur ce que devrait être la société ? Sur la résonance du texte sur une scène d’aujourd’hui – ici le Théâtre 13, mais auparavant le Studio d’Asnières ou le Théâtre Montansier à Versailles, avec la volonté de renouer avec la tradition du théâtre de tréteaux ? Les temps, les époques et les réflexions se recoupent, s’entrecroisent et se bousculent dans une forme où voisinent dans un désordre créateur gobelets d’étain et accessoires de foire, flamenco et séance de coaching physique, tango et comédie musicale.

Une forme de démesure servie par un processus de création particulier

Il n’est plus très courant de retrouver sur scène un nombre de comédiens si conséquent, endossant eux-mêmes les milliers de rôles de l’œuvre-fleuve de Rabelais, incarnant des armées entières, devenant tour à tour troupeaux de moutons, assemblée de godelureaux ou conclave de moines et entonnant dans un chœur parfait les odes à la Dive Bouteille. Ce qui le rend possible, c’est le mode de production du spectacle, appuyé sur un travail de longue haleine avec les apprentis comédiens du Studio d’Asnières devenus, depuis, jeunes professionnels, dont le sens du collectif donne au spectacle son unité et sa belle manière du faire ensemble. C’est aussi leur enthousiasme et leur allant, qu’ils communiquent au public transformé en partenaire auquel, tels bateleurs de foire, ils s’adressent et qu’ils prennent à parti.

© Miliana Bidault

© Miliana Bidault

Réécouter Rabelais

Ce n’est pas le moindre plaisir que de réentendre cette langue colorée, inimitable, dont les jeux de mots, calembours, assonances, procédés d’accumulations sans fin, déplacements en sauts de puce au gré des associations d’idées engendrent chez l’auditeur une véritable jubilation que la truculence et la grivoiserie accentuent. On goûte le français du bout d’une langue qu’on fait tourner dans sa bouche pour en apprécier la saveur, on l’éprouve dans sa réalité physique, dans ses emprunts aux dialectes et accents locaux de Picardie ou du Midi, de Bourgogne ou de Touraine. On se souvient qu’à l’époque de Rabelais, le latin, quoique devenu « bas », est la langue « noble » que l’Ordonnance de Villers-Cotterêts, en 1539, détrônera pour imposer le français dans la rédaction des actes relatifs à la vie publique. Cette mise en avant de la langue qu’on parle, cette révolution du langage, Rabelais en explore toutes les possibilités. Associant le populaire et le savant, il lui donne ses lettres de noblesse. Symbole de l’esprit « françois » défendu par François Ier, le français acquiert droit de cité dans une France qui affirme sa place au rang des puissances d’Europe. Face au latin, symbole du pouvoir papal, et à l’emprise de la religion, il revendique son droit à l’existence et son autonomie dans une exultation libératoire à laquelle Rabelais donne toute sa démesure.

Au chapitre des révisions

On passe en revue nos connaissances oubliées, ces moutons de Panurge qui se jettent à l’eau et se noient pour suivre l’un d’eux, ces guerres picrocholines qui n’ont ni rime ni raison. On se gausse des considérations sur le mariage et sur le cocuage qui se renvoient dos à dos, on s’amuse de ces femmes « molles à la fesse » qui se font « folles à la messe ». On retrouve la gloutonnerie, les tripailles et l’ivresse (« In vino veritas ») tout en enrichissant son vocabulaire, en particulier sur cette zone du corps située sous la ceinture. Le poireau voisine avec l’andouille qui fait la nique au vilebrequin. À travers ses énumérations de plantes médicinales, qu’il tresse en guirlandes au fil de ses explorations gargantuesques et pantagruéliques, on se souvient que Rabelais ne fut pas seulement un lettré mais aussi un médecin féru de botanique et versé dans la connaissance de l’anatomie, ce qui ne convient guère à l’Église – il assiste au moins à une dissection en 1530. On se remémore enfin la belle époque de nos dissertations sur « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme ».

© Miliana Bidault

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Le poids de l’Histoire

Le spectacle nous rappelle que Rabelais fut complètement immergé dans l’histoire de son temps. Cordelier puis bénédictin, il accompagne l’évêque Jean Du Bellay à Rome, puis son frère Guillaume à Turin. Les guerres d’Italie laissent dans son œuvre une trace manifeste. Les souverains des livres rabelaisiens – qui, soit dit en passant, sont des géants, comme le fut François Ier en son temps du haut de son mètre quatre-vingt-dix – font, eux aussi, la guerre, parfois pour de louables raisons, et savent se montrer magnanimes avec les vaincus. Le texte se fait l’écho et le résonateur des querelles religieuses qui secouent le temps avec l’arrivée du protestantisme. On se remémore qu’en 1534, les protestants ont placardé des proclamations contre la messe jusque sur la porte du roi de France, ce qui provoquera l’ire dudit roi. Dans le durcissement du pouvoir catholique, la chasse aux « libres penseurs » s’intensifie. Rabelais, en dépit de la protection royale, ne cesse d’avoir maille à partir avec les autorités catholiques. Il faut dire que celui qui substitue au service « divin » le service « du vin », même si notre Père paterne mua l’eau en vin, ne peut avoir bonne presse. Et lorsque la protection royale fait défaut, il est contraint à l’exil – incommode car il n’est pas plus apprécié des calvinistes.

L’idéal de la Renaissance

On mesure la révolution de la pensée qui s’opère en ce XVIe siècle triomphant. Esprit de son temps, Rabelais, nourri d’Érasme et de Machiavel, dessine dans l’abbaye de Thélème l’homme de la Renaissance, dont la liberté de penser et d’être et l’ouverture à la philosophie grecque sont les maîtres-mots. Rabelais fustige l’esprit « gothique » hérité du moyen âge, s’attaque avec virulence à la pensée normative et étroite que diffuse l’université. Capable de lire les textes grecs dans leur langue d’origine – il faut se rappeler que ces textes n’étaient connus que par la vulgate latine héritée des traductions de l’arabe – à un moment où les livres de grec sont confisqués parce que l’usage de cette langue est jugé dangereux, il sera convaincu d’hérésie par les théologiens de la Sorbonne. L’homme protégé par les puissants et l’esprit libre qui incarne les valeurs de l’humanisme, le savant et l’héritier du savoir populaire se conjuguent pour dresser avec insolence un discours de fou du roi dont la pertinence et la verdeur ont traversé les siècles. De cette mise en scène chorale qui croise passé et présent, références d’hier et situations d’aujourd’hui, émerge une belle vitalité, servie par la fraîcheur de l’équipe de comédiens qui se dépensent sans compter avec un bel ensemble…

Rabelais. Texte Jean-Louis Barrault. D’après les textes de François Rabelais
Mise en scène Hervé Van der Meulen

S Avec Étienne Bianco, Loïc Carcassès, Aksel Carrez, Ghislain Decléty, Inès Do Nascimento, Pierre-Michel Dudan, Valentin Fruitier, Constance Guiouillier, Théo Hurel, Pierre-Antoine Lenfant, Olivier Lugo, Juliette Malfray, Mathias Maréchal, Ulysse Mengue, Théo Navarro-Mussy, Fany Otalora, Pier-Niccolò Sassetti, Jérémy Torres et Agathe Vandame S musique originale Marc-Olivier Dupin S assistants Julia Cash, Ambre Dubrulle et Jérémy Torres S chorégraphie Jean-Marc Hoolbecq S scénographie et accessoires Claire Belloc S costumes Isabelle Pasquier S lumières Stéphane Deschamps S maquillage Audrey Millon S chefs de chant Juliette Épin-Bourdet, Juliette Malfray et Pablo Ramos Monroy S son Arthur Petit

Du 1er au 19 juin : du 1er au 8 juin, ma.-sam. 18h, dim. 16h ; du 9 au 19 juin, ma.-sam. 20h, dim. 16h
Théâtre 13 - 103 A, boulevard Auguste-Blanqui - 75013 Paris (métro Glacière)

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