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Arts-chipels.fr

Everest. Perdre pour se gagner et devenir soi-même.

© DR

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Cet attachant spectacle de marionnettes qui met en scène une famille pas très rose offre une belle parabole sur ce que signifie « grandir », et pas seulement pour les enfants…

Un enfant – ici une petite fille – et son père se promènent dans la forêt lorsque le père est mordu par un serpent. Il devient aussi petit qu’un noyau de cerise. En cherchant à sortir de la forêt, la petite fille perd une main. Ils regagnent un foyer en pleine déconfiture : le toit fuit, le froid entre par les fenêtres, la chaudière va rendre l’âme. Il faut dire que le père était un bon à rien. La mère faisait bouillir la marmite et assumait la charge de l’entretien du foyer. Avec ce père de la taille d’un noyau, ça ne change pas grand-chose, sinon qu’il se met en tête de grandir en atteignant des « sommets ». Ce seront des sommets de la littérature, et sa fille, désireuse de l'aider, lui permet de les découvrir en tournant pour lui les pages des livres. C'en est fini de l’école. Et quand la mère perd son travail, celle-ci n'aura plus pour horizon que des achats à crédit qu’elle ne peut payer, pour repas les oignons achetés parce qu’ils étaient en promotion et pour avenir les poursuites de la banque…

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Une narration à plusieurs niveaux

La pièce fait alterner le récit que fait l’enfant, qui raconte l’histoire et la commente, et les dialogues qui relient les personnages. Il est le conteur – ici la conteuse car le genre importe peu – et ce qu’elle raconte n’est pas forcément vrai. C’est la manière dont elle imagine l’histoire qui constitue la trame. Cette enfant n’en est plus une. Elle est devenue adulte, sait comment ça se termine et les épisodes qu’elle évoque sont comme des flashbacks sur lesquels elle revient. La dimension du merveilleux, elle la fabrique dans son imaginaire peuplé de menaces comme dans cette forêt hostile où grouille une vie invisible mais aussi d’émerveillements comme la malle magique d’où sortent des milliers de livres, de 20 000 lieues sous les mers à Don Quichotte, ou de Tolstoï à Jack London.

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Deux espaces et un travail multiple sur la marionnette et le théâtre

Un large cadre de bois brut délimite la frontière entre la cuisine de la maison, à l’avant-scène – où se déroulent les séquences liées au quotidien de la famille – et la forêt, un espace onirique situé à l’arrière-plan où les arbres se déplacent et où la nature se fait mouvante au gré de la vision que définit le Narrateur-Narratrice. Dans ces deux univers évoluent diverses créatures. Des marionnettes, d’abord. Les personnages sont traités au fil de l'histoire dans des tailles et des techniques différentes. L’enfant grandit au fil du spectacle, son père rapetisse, avant de grandir progressivement à nouveau. Et les marionnettes suivent. On les voit animées, à la façon du bunraku, par des marionnettistes qui opèrent à vue et qui, comme un chœur antique, portent une voix multiple du personnage de l’Enfant, aussi bien que sous forme de petites figurines à tige, aux mains et pieds démesurés, réduites à la fin à l'invisibilité et seulement évoquées par la gestuelle des manipulateurs. Mais ces marionnettes cèdent aussi la place à des personnages de chair et d’os qui sont ceux du théâtre. Spectacle de fin d’études pour les étudiant.e.s de dernière année de l’École Nationale Supérieure des Arts de la Marionnette (ESNAM) qui en a fait la commande, Everest offre ainsi en même temps qu’une fable très habitée un large éventail d’exploration des techniques.

© Martial Anton

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Une affaire de dévoration mythique

Toute la pièce est placée sous le signe de l’engloutissement. Dès le moment où le père est réduit à la dimension d’un noyau, chacun des personnages se trouve confronté à la perte d’une partie de lui-même. Pour parvenir à sortir de la forêt, la petite fille doit laisser comme tribut, outre sa chemise, l’une de ses mains que les ronces dévorent. Elle est amputée de la part qui la rattache à la Nature quand elle reprend pied dans le réel. Lorsque sa mère, lassée par l’attitude du père, se lance dans un tour du monde avec le voisin, elle revient sous la forme d’un grain de maïs dévoré par une poule, qui s'est retrouvé enfermé dans un œuf… L’enfant, de son côté, mangera, par mégarde, son père dans des mini-saucisses – avant que celui-ci ne revienne, comme par magie – et elle avalera sa mère en mangeant l’œuf… On pense aux contes qui peuplent l’imaginaire populaire, à la Tarasque, ce dragon tarasconnais qui avale les enfants pour les recracher à l’âge d’homme. L’enfant aura absorbé l’héritage de ses parents pour grandir. La mère, trop soucieuse d’un quotidien au ras du vécu, ne pourra pas renaître. Et si le père renaît, c’est parce qu'il a décidé d'explorer les sommets. …

© Martial Anton

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Une fable initiatique : perdre pour se gagner

Le chemin vers l’intérieur, vers l’accomplissement de soi est semé d’embûches. C’est ce que ressent la petite fille que chaque nouvelle épreuve atteint par une douleur au bras qui se rappelle à elle. Le père, « un pauvre type pour qui j’ai perdu ma main », dit-elle de lui, troque sa couardise et sa paresse contre le sens des responsabilités. La lecture, en lui apportant l’aspiration vers un ailleurs et une connaissance élargie, le transforme. Il devient adulte. Et lorsque l’appel de l’imaginaire devient irrésistible pour lui, la fillette n’a plus besoin de son père. Elle est devenue grande et s'assume elle-même. Seule la mère n’échappe pas à son sort. Même si, un instant, elle se prend à rêver de tour du monde, un acte d'amour à partager avec son mari, elle ne peut être sauvée car gravir la montagne lui est impossible. Sa fin en grain de maïs la ramène au quotidien terre-à-terre qui constituait sa vie. Au travers de ce parcours poétique attachant et imagé, ce cheminement entre pragmatisme et onirisme et du matériel vers l’essentiel rencontre des préoccupations de notre époque. Une époque qui met à mal l’imaginaire et qu’il est temps d'ouvrir à nouveau sur les mondes illimités du rêve…

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Everest. Texte d’Antoine Jaubertie (éd. Théâtrales). S À partir de 10 ans

S Mise en scène Martial Anton et Daniel Calvo Funes S Construction des marionnettes Daniel Calvo Fune et Steffie Bayer, avec les étudiant.e.s Enzo Dorr et Coralie Brugier S Scénographie et décors Olivier Droux S Création sonore Anna Walkenhorst S Soutien à la dramaturgie Pauline Thimonnier S Création lumières et régie Antoine Lenoir S Costumes et éléments de décor : Charlotte Paréja et Sara Sandvisqt S Interprétation et manipulation : Coralie Brugier, Rose Chaussavoine, Marie Herfeld, Camille Paille, Marina Simonova S Régie générale Thomas Rousseau

Du 18 au 25 juin 2021, puis les 23 et 24 septembre 2021 au Festival mondial des théâtres de marionnettes à Charleville Mézières

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