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Arts-chipels.fr

D’un lit l’autre. Frida Kahlo, la rage de vivre avec la mort.

© Arnaud Bertereau

© Arnaud Bertereau

Frida Kahlo est une artiste mythique, tant par son œuvre que par sa vie hors du commun. Tünde Deak en livre une vision éclatée, contradictoire, pleine de bruit et de fureur, à l’image de son modèle.

Dans le noir résonne une voix. Elle parle à la première personne. Elle évoque la mort. Sa mort. Peu à peu descend des cintres et émerge dans la lumière une femme dans un cercueil d’argent. Elle est maquillée pour séduire, la tête ceinte d’une couronne de fleurs. Filmées de dessus, des silhouettes s’approchent, entourent le cercueil, têtes d’épingle dépourvues de corps, qui se déplacent et dont on entrevoit, parfois, un bout de membre qui dépasse, avortons réduits par la perspective plongeante qui les déforme. Elle, c’est Frida Kahlo. Elle regarde le plafond que nous sommes devenus, nous qui la contemplons allongée mais de face, comme si nous avions nous aussi changé de place dans l’espace.

© Arnaud Bertereau

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Frida et son double

Autour d’elle gravite une femme araignée. Sanglée comme Frida apparaît dans son autoportrait de 1944, la Colonne brisée, elle est son double. Fantôme mobile alors qu’elle est immobile, muette alors que le « cadavre » de Frida parle, se déplaçant en suspension grâce à des cordes, elle est cette mobilité empêchée, contrainte, assistée, que Frida connaîtra toute sa vie. Frida l’allongée debout raconte son enfance. Son immobilité forcée à la suite d’un terrible accident de bus, alors qu’elle avait dix-sept ans, qui lui a cassé la colonne vertébrale, a perforé son abdomen et sa cavité pelvienne avec une barre de métal qui vient s’ajouter au pied bot hérité d’une poliomyélite enfantine. Son amour pour le muraliste mexicain Diego Rivera. Sa vie de femme qui fera une succession de fausses couches chaque fois qu’elle sera enceinte. Et cette vie qu’elle mènera avec son double, neuf mois durant – sans compter les nombreuses interventions chirurgicales qui la ramèneront à l’hôpital –, immobilisée sur sa couche avec pour distraction un miroir installé par ses parents sur le ciel de son lit et dans lequel elle se regarde, y puisant la matière de sa peinture.

© Arnaud Bertereau

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Frida dans ses miroirs

Sur les 143 tableaux qu’on lui connaît, 55 sont des autoportraits développant une vision au scalpel de son ressenti et de la souffrance qui lui fait escorte. La pièce en projette plusieurs. À propos des Deux Frida (1939) où une Frida en robe blanche donne la main à une autre Frida en robe tehuana, Frida Kahlo explique dans son journal intime qu’elle s’est toujours inventée une amie imaginaire pour l’aider à affronter les difficultés de la réalité. La Frida en robe blanche de mariée vient de se séparer de Diego Rivera, l’infidèle. Son cœur saigne. L’autre Frida, dans une tenue qu’affectionnait Diego, tient dans sa main un portrait miniature de l’aimé. Dans l’Hôpital Henry Ford ou le Lit volant (1932), elle se met en scène sur son lit d’hôpital, dans ce lieu si éloigné du Mexique matérialisé par les usines au fond du tableau. Elle vient de faire sa première fausse couche et elle dépeint l’arrachement qui a été le sien : le fœtus, encore rattaché à elle par un cordon ombilical qui relie l’ensemble des traumatismes qu’elle a vécus – le bassin fracturé, le fœtus dans son ventre, l’orchidée qui rappelle le Mexique qu’elle a quitté pour rejoindre son mari aux États-Unis, l’escargot qui symbolise le caractère interminable de sa fausse couche. Image terrible que la valse chaotique de ses souvenirs fait s’entrechoquer avec des images aux tons chauds et saturés où elle apparaît, telle une divinité solaire et primitive.

© Arnaud Bertereau

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Frida et la peinture

Elle dit l’urgence de la peinture, les rouges et les jaunes en fusion, le violacé couleur de sang, l’alchimie des carmins, la pourpre violacée comme l’ecchymose de son pied gangrené, la force de ces fruits ouverts comme des vulves, savoureux comme le Mexique qu’elle aime. Elle revendique le poil omniprésent, sur ses autoportraits moustachus ou dans la pilosité de son époux, l’odeur de la sueur, la force de vie des fêtes des morts mexicaines, avec leurs cortèges de squelettes rieurs. Elle se réclame de cet héritage qui puise ses sources dans les idoles anciennes et du mezcal qui coule dans ses veines. Elle se sent une âme du Chiapas et de Coyoacán. Elle parle de ses expositions, où elle se traîne, surmontant la douleur. Contre André Breton qui voit dans son art « comme un ruban autour d’une bombe », elle se répand en invectives  et s’indigne d’être rapprochée par lui du surréalisme, parce que sa peinture est au contraire l’expression d’un réel omniprésent. Elle vitupère tout autant les intellectuels parisiens qui lui donnent « envie de vomir ».

© Arnaud Bertereau

© Arnaud Bertereau

Dans le déferlement des souvenirs

Tünde Deak propose de Frida Kahlo une vision éclatée, déstructurée, en fragments, où le moment présent contredit celui qui précède et infirme celui qui va suivre. Céline Milliat-Baumgartner prête sans bouger ou presque à Frida Kahlo une voix d’où tout apprêt est banni, âpre, un brin populacière, qui enfle et se brise avant de revenir, toute de virulence. Même si ceux qui connaissent Frida Kahlo et son œuvre marchent en terrain connu, se dégage de l’évocation une force de vie peu commune. Celle d’une femme engagée qui rend coup sur coup à ceux qui mettent en doute ses convictions révolutionnaires. Celle d’une amoureuse passionnée qui croise sur sa route Trotski en exil avec qui elle a une liaison sans jamais se déprendre de son amour de toujours. Celle qui flotte dans les vapes provoquées par le Démerol et se bat dans sa coque de plâtre. Celle d’une rage de vivre face à la mort environnante. L’évocation d’une vie « de l’intérieur », d’une passion hissée à la hauteur de sa souffrance, racontée pêle-mêle dans un chaos assumé et un espace immobile.

D’un lit l’autre S Texte et mise en scène Tünde Deak S Jeu Victoria Belen Martinez et Céline Milliat-Baumgartner S Scénographie Marc Lainé S Assistanat et costumes Anouk Maugein S Création lumière Kelig Le Bars S Création son John Kaced S Création vidéo Baptiste Klein S Régie générale et son Matthieu Liège S Régie lumière et vidéo Boris Piketlovic S Régie plateau et vol Pierre-Yves Poupet S Régie vol Santiago Howard S Fabrication des costumes Marie Vial S Construction du décor Didier Raymond – Les Constructeurs

Du 22 au 29 mai 2021. Mar.-ven. à 19h, sam. 22 mai à 18h, 29 mai à 14h30 et 18h

Les Plateaux sauvages / 5 rue des Plâtrières, 75020 Paris

Rés. 01 83 75 55 70. Site : www.lesplateauxsauvages.fr

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