28 Avril 2021
Un chantier culturel et artistique s’est ouvert à l’automne 2020. Il remet en question la forme du festival « off » d’Avignon et, au-delà, pose les bases d’une démarche plus éco-responsable, plus solidaire et plus équitable.
On dit des guerres qu’au-delà des destructions qu’elles occasionnent et des douleurs qu’elles causent, elles représentent un fantastique facteur d’évolution. Il en est de même des grandes catastrophes et des grandes épidémies. Sur les tables rases qu’elles laissent peuvent s’inscrire des projets, débarrassés du passé qui les encombre. La pandémie qui secoue aujourd’hui l’humanité tout entière est de cet ordre-là. L’occasion de repenser notre rapport au monde, et avec lui la création artistique et le système dans lequel elle s’inscrit. Avec en point de mire le souci de préserver la diversité culturelle et dans l’optique de spectacles « équitables », en accord avec notre temps. C’est le propos qui réunit des individus, des groupes, des troupes, des institutions dans les États Généraux du Festival Off d’Avignon (EGOFF), initiés par le Synavi (Syndicat National des Arts VIvants), les EAT (Écrivains Associés du Théâtre), les AAFA (Actrices & Acteurs de France Associés), les Sentinelles (regroupant les compagnies du spectacle vivant), accompagnés entre autres par l’Union des scénographes, les Chorégraphes Associé.e.s, l’APAS (Association des Professionnels de l’Administration du Spectacle) et l’Adami. Entamée après l’annulation du Festival d’Avignon 2020, la réflexion aboutit à une première communication à laquelle ont participé Michel Alban, Laurent Domingos, Isabelle Muraour, Pauline Rémond, Éric Verdin et Tessa Volkine.
Un « off » défraîchi et en proie aux difficultés
Voilà de nombreuses années que le « off » ne va pas bien, en dépit de ses 1 600 spectacles, des 130 théâtres qui l’accueillent et des quelque 250 salles où les pièces sont jouées. La « foire » aux spectacles a du plomb dans l’aile. Sur le plan économique, l’inflation des investissements nécessaires pour monter et présenter les spectacles, l’accroissement considérable des frais occasionnés par le séjour en Avignon, pour les compagnies comme pour les programmateurs de spectacles venus y faire leur marché, auxquels s’ajoute, pour le public, le coût non négligeable des billets, pèsent lourdement. Les spectateurs viennent moins longtemps et ils choisissent, compte tenu du court laps de temps de leur séjour, des productions dans la droite ligne de leurs préoccupations – spectacle de nature à plaire à leur « public » pour les uns, spectacles et compagnies dont la rumeur publique ou la presse a déjà reconnu les qualités pour les autres. Sont laissés sur le bord du chemin ce qui relève du banc d’essai, de l’émergence de nouveaux courants, de nouvelles tendances, le caractère « expérimental » de certains spectacles, l’espace ouvert sur l’inconnu, sur la curiosité... Les spectacles d’aujourd’hui, « calibrés », répondent aux normes imposées par les lieux qui les accueillent, elles-mêmes produit d’une demande qui marche dans ses propres pas et privilégie ce qu’on connaît déjà et qu’on attend… Un essoufflement dont l’impossibilité d’organiser le festival, en 2020, a rendu la prise de conscience manifeste.
Le spectacle vivant dans son ensemble
Forts de ce constat, ils ont été nombreux à vouloir que ça change. Techniciens, auteurs, metteurs en scènes, directeurs de théâtre, acteurs, attaché.e.s de presse, associations éducatives, culturelles ou artistiques, élus, institutions du ministère de la Culture ou d’ailleurs, syndicats de professionnels (auteurs, comédiens, arts vivants, attaché.e.s de presse…), sociétés d’auteurs, sans oublier ceux qui sont les destinataires de leur travail, le public, se sont réunis pour établir un état des lieux, dans l’optique d’un rebond, d’une reconsidération du futur. Pour inventer le « off » de demain. Pour retrouver la vitalité du « off » originel, sa puissance créatrice, son potentiel d’inattendu. Pour permettre au sang neuf des jeunes compagnies, qui formeront le tissu de demain, de trouver aide et assistance dans l’élaboration de leurs projets. Pour réfléchir à une meilleure inscription du théâtre dans la ville. Pour imaginer un « off » plus concerté, plus social, plus solidaire et équitable. Une centaine de personnes, avec des intérêts parfois opposés ou divergents, se sont mises autour de la table. Ce groupement s’est donné trois ans d’existence pour tout remettre à plat, constituer une force de proposition et inventer ce que sera le festival de demain, dans ses dimensions pas uniquement théâtrales – la danse en fait partie intégrante. Sept commissions ont été créées, pour la majorité d’entre elles à l’automne 2020. Elles explorent les différents aspects de la production du « off ». Leurs préoccupations se recoupent sur de nombreux points, mais avec des approches différentes qui concernent la vie des compagnies, l’inscription dans la ville ou les publics. Leur maître mot est synergie.
Du côté des compagnies
Créer du lien entre les compagnies constitue l’un des objectifs, avec trois préoccupations majeures : le parrainage, la mutualisation, la créativité. La première prendrait la forme d’une aide apportée par les compagnies confirmées aux plus jeunes, un soutien apporté sur dix-huit mois pour les aider à élaborer une feuille de route, apprendre à établir un rétroplanning, etc. La mutualisation permettrait de partager certains coûts économiques. La réflexion sur la pratique prendrait la forme d’un échange d’expériences, en demi-journées ou en deux-trois heures, et offrirait l’occasion de s’ouvrir sur la découverte. Un débat est en cours autour de la place à réserver à la créativité et aux nouvelles expériences dans le « off » : un « off » du « off » ? à Avignon ou ailleurs ? L’engagement de respecter un cahier des charges où les préoccupations sociales (emploi, conditions d’accueil…) et l’intelligence collective vont de pair avec une préservation de la liberté de création conduisent à imaginer la création d’un label « off » qui limiterait aussi de fait le nombre de compagnies présentes. Parmi les préoccupations des commissions figurent aussi la relation des compagnies avec les lieux qui les accueillent, la mise en place d’une aide à apporter en particulier aux primo-arrivants, pour éviter des coûts d’hébergement trop lourds – pourquoi pas sous forme d’hébergements collectifs – ou encore la création d’une cantine solidaire ou la mise à disposition d’outils de publicité (via des QR codes, des sites internet…) qui permettraient de sortir de la débauche de papier actuelle, à l’impact incertain mais au coût considérable. Coordination et partage de valeurs guident la réflexion sur une gouvernance nécessaire, imaginant des dispositifs de formations-savoirs à échanger, une plateforme où la transparence serait la règle, où la notion de mise en commun et de partage favoriserait une économie durable et solidaire tout en œuvrant à la valorisation du travail de chacun et en aidant les jeunes compagnies à prendre la juste mesure de leur préparation ou pas à la logique du festival.
Du côté de l’inscription dans la ville et des publics
Des pistes aussi diverses qu’un sponsoring de jeunes compagnies par des entreprises locales ou la création d’un village hors les murs où la population serait partie prenante de l’hospitalité et de la convivialité, l’organisation de colloques qui rassembleraient chercheurs et public ou la création d’une plateforme qui associerait les théâtres, les écoles, les résidences et tisserait un réseau de relations entre les artistes et les associations locales ont été défrichés. La volonté est d’ancrer le festival dans les lieux, non seulement en développant les échanges au moment où il se déroule, mais aussi de créer un avant, pourquoi pas en envisageant un système de résidences, et un après.
Du côté des programmateurs et de la diffusion
Avignon s’est imposé au fil du temps comme le « marché » du théâtre – et de la danse – que fréquentent les programmateurs de spectacles. Une commission réunit programmateurs, responsables de diffusion et directeurs de compagnies. S’y confrontent et s’affrontent parfois des intérêts divergents, s’y expriment aussi les récriminations mutuelles dans l’optique positive d’engager un dialogue constructif. Avec en arrière-plan la question de savoir si Avignon est le lieu le plus approprié pour tous. La réduction de la durée du séjour des programmateurs, déjà évoquée, et le coût prohibitif d’Avignon pour les jeunes compagnies, parfois non aidées, alors que les recettes ne suffisent pas à atteindre l’équilibre financier, rendent l’interrogation plus que pertinente. D’autres festivals pourraient constituer un point d’appui plus adéquat. La commission a donc imaginé plusieurs types d’interventions : une réunion avec les primo-festivaliers – elle se tiendrait à l’issue du festival 2021, en imaginant que celui-ci soit confirmé ; l’organisation de petits déjeuners rassemblant des programmateurs et des responsables de diffusion avec, chaque fois, pour invité, un représentant d’une jeune compagnie ; l’établissement d’un catalogue de festivals disposés à faire une place aux jeunes compagnies et à devenir des partenaires du « off ».
Les relations presse, entre professionnels et public
Les jeunes compagnies n’ont souvent pas les moyens de rémunérer une attachée de presse et travaillent, de ce fait, dans une sorte de « désert » médiatique. La réflexion sur l’aide à leur apporter porte sur diverses pistes. D’un côté, la création d’un point d’accueil où elles pourraient s’initier aux us et coutumes de la diffusion presse : préparation du dossier de presse, connaissance de la presse dans le domaine, etc. Une autre piste consisterait à structurer une communication à la presse au travers des lieux qui accueillent généralement ces jeunes compagnies – le Théâtre de la Reine blanche à Paris en est un bon exemple. Ces lieux disposent d’un service de presse qui pourrait, si les lieux en manifestaient la volonté, étendre son action en direction des compagnies qu’ils accueillent. Quant aux attaché.e.s de presse, qui viennent de constituer un syndicat, ils-elles sont conscient.e.s de la nécessité d’apporter une aide aux jeunes compagnies pour leur permettre de grandir.
On le voit, le chantier est considérable et, pour peu que la pandémie nous laisse respirer, elle aura été l’occasion d’une remise à plat salutaire dont on espère qu’elle sera poursuivie. L’absence quasi-totale du spectacle vivant tout au long de l’année écoulée a laissé chacun – et pas seulement les acteurs de la création artistique – en manque. On espère qu’au lieu d’avoir laissé le spectacle vivant exsangue, elle lui aura apporté le sang neuf nécessaire à son renouvellement. On attend beaucoup de ce work in progress…