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Arts-chipels.fr

Abysses. À Lampedusa, l’enfer est près du paradis.

© Matthieu Edet

© Matthieu Edet

Lampedusa, une petite île italienne située à mi-chemin entre la Sicile et la Tunisie ou la Libye. Entre les habitants et les migrants existe un monde d’écart que ce spectacle attachant explore. Une route où se croisent espoirs et désespoirs, pertes et retrouvailles, doublée de luttes de tous les instants, pour toutes les survies…

Dans un halo de lumière, il apparaît. Lui, un jeune homme à la diction brève, hachée. Il parle d’un ton neutre. Il énonce des faits : comment s’effectue le sauvetage en mer de ces migrants partis sur des embarcations de fortune qui coulent au large. Il est le plongeur qui cherche dans la masse aquatique compacte la trace, infime, de ceux qui sont à peine visibles. Il décrit, comme s’il s’agissait d’une tâche banale, les procédures à suivre pour les sauvetages. D’abord les bébés, puis les enfants, puis les plus grands et ainsi de suite. Les réchauffer avec une couverture, les nourrir, leur donner des jouets. Il décrit les automatismes qu’on acquiert, la réaction immédiate nécessaire pour chaque intervention, que l’on fait d’instinct, sans même réfléchir. Ce n’est pas qu’il les aime, ceux qui arrivent par milliers, ni qu’il souhaiterait les voir débarquer dans son île – elle est si petite et il est plutôt fasciste – mais « en mer, chaque vie est sacrée ». Il ne peut pas les laisser mourir. Alors, encore et encore, il combat l’épuisement et continue son labeur sans fin, avant de retrouver son quotidien, une vie de famille où il fait silence sur ce qu’il vient de vivre.

© Matthieu Edet

© Matthieu Edet

Entre fiction et reportage

Lui, il est aussi le narrateur de toute cette histoire. Invité à écrire un texte pour un festival munichois sur ce qui se passe à Lampedusa, il devient un témoin de l’Histoire. Nous sommes loin de l’imaginaire tourbillonnant du Guépard. Ici, la réalité est rude, âpre. Un monde de pêcheurs au quotidien difficile, devenus sauveteurs d’occasion au détriment de leur métier pour récupérer des réfugiés hagards qui ne vont plus nulle part et qui ne sont plus rien. Davide Enia réinvente une mythologie qui nous raconte une histoire qui est aussi la nôtre. Un jour une jeune Phénicienne fut contrainte de fuir Tyr en flammes. Elle le fit sur le dos d’un taureau qui se transforma en vaisseau pour l’entraîner en Crète. La jeune fille s’appelait Europe et les amours extra-conjugales de Zeus trouvent ici un développement inattendu. Nous sommes les enfants de ce premier voyage. Les thèmes de la migration et de la filiation sont mêlés comme le rapprochement qu’établit le spectacle entre la famille de l’auteur – son père, qui l’accompagne, et son oncle mourant, dévoré par le chancre du cancer – et ces étrangers qui abordent aux côtes. Le naufrage intime se mêle à celui de ces migrants échoués, rescapés de leur fin du monde. Dans l’un et l’autre cas, il est question de perte et d’émotion, et dire les mots est la condition pour survivre. Histoire personnelle et drame social se mêlent dans ce récit de la fragilité de la vie et des choses. Les trames se superposent pour entretenir un dialogue dont le sujet est l’humain.

Une évocation poignante du drame de Lampedusa

Les médias se sont amplement faits l’écho du drame de Lampedusa. Ici, cependant, les voies de la compréhension s’écartent de la simple analyse, d’un intellect qui cuirasse et réduit. La vision presque clinique que fournit le texte rend l’évocation difficilement soutenable. Ici l’horreur est nue. Au plus près du concret, et dans une myriade de détails : la priorité, dans les recherches de survivants, donnée à ceux qui bougent encore… Repérer dans une mer parfois démontée – choisir les vivants – agir vite – attraper celui qu’on a réussi à atteindre par n’importe quel bout ou vêtement – le jeter sur un filet de repêchage. Et pour chacun des arrivants l’angoisse de retrouver les siens. Il y a ces filets jetés pour la pêche qui ramènent chaque jour des morts au milieu des limandes et des bars, la découverte au fond d’une embarcation d’un monceau de cadavres à demi-dévorés par les poissons, les chairs déchiquetées et les traces des violences subies par les migrants – coups, brûlures, mutilations, viols –, infligées au départ du voyage, en Libye. Et puis l’odeur qui émane de ces êtres en lambeaux et imprègne les vêtements. Dans un crescendo dramatique mais non dramatisé s’ouvrent les bouches de l’enfer.

© Matthieu Edet

© Matthieu Edet

L'humanité, envers et contre tout

Dans ce tableau d'apocalypse où même les légistes pleurent, où le fait même d'abriter les morts dans leur dernière demeure n'est pas une évidence, le terme d'humanité prend tout son sens. Pour chercher à découvrir qui sont ces hommes sans visage, sans papiers, sans identité, savoir d'où ils ont suivi, quelle langue ils parlaient et leur rendre figure humaine. Alors le texte dit la nécessité de faire connaître leur détresse muette, mais aussi les solidarités qui font naître les événements. À ces morts musulmans sans identité qu'on entre sous une croix chrétienne répond ce musulman qui, à la nouvelle de la mort de l'oncle du narrateur, dit la prière pour lui. Au traumatisme de ces parents qui errent à la recherche de leurs enfants dont ils ne savent pas s'ils sont vivants ou ont été engloutis par les flots, se superpose la joie inexprimable de tous les protagonistes quand les sauveteurs ramènent l'enfant à terre et que sa famille le retrouve…

En silence et musique

La volonté de rester au plus près du texte conduit la mise en scène à l'épure. Un comédien presque immobile dont la voix s'enfle parfois, une lumière parcimonieuse, tantôt focalisée sur lui, tantôt répartie en petites lampes qui sont autant de flambeaux dans la nuit noire, ou de chandelles allumées pour une veillée funèbre… la lumière répond à cette grammaire du silence dans laquelle s'inscrivent les drames, personnels et collectifs, qu'évoque l'auteur, dans ces intervalles qui sont autant d'abîmes où dire est difficile. Brisant la longue litanie des mille et un petits – et grands – riens qui composent la fresque qu'il dessine, la musique ancre la pièce dans le décor musical de l'Italie et plus particulièrement de la Sicile. Chant d'amour sicilien désespéré et lumineux, plainte célébrant celui qui est parti travailler au loin et dont on attend le retour, regrets des pêcheurs dont les filets percés ne captureront pas les thons ou création originale puisant dans la matière de la pièce, à la guitare et au chant, la musique dessine une deuxième ligne narrative. Elle crée des échappées belles qui décalent le terrible cours des événements pour le placer dans un décor atemporel et poétique, où s'épanchent le rattachement à la terre d'origine et le déchirement d'en être arraché. Dans les phares de voiture qui éclairent la plage pour tenter de discerner les survivants, la musique est bouteille à la mer, lien ténu mais persistant tissé entre passé et futur, et présence de l'être au-delà des vicissitudes.

Des abîmes . Stexte Davide EniaStraduction Olivier FavierSmise en scène Alexandra TobelaimScomposition musicale Claire Vailler & Olivier MellanoSscénographie Olivier ThomasScréation lumière Alexandre MartreSrégie son et régie générale Emile WacquiezSavec Solal Bouloudnine & Claire Vailler (guitare, voix )

TOURNÉE 2024

6 février 2024 : ATP des Vosges - Épinal (88)

9 au 10 février 2024 : Théâtre d’Esch-sur-Alzette - Luxembourg

13 au 14 février 2024 : Le Quai - CDN d’Angers (49)

28 février au 9 mars 2024 : Théâtre 13/Bibliothèque - Paris (75). Lun. au ven. 20h, sam. 18h

13 au 14 mars 2024 : Théâtre Sorano - Toulouse (31)

21 mars 2024 : La Garance - Scène Nationale de Cavaillon (84)

4 au 5 avril 2024 : CDNOI - La Réunion (97)

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