8 Octobre 2024
Dans cette évocation mi-intime, mi-« officielle », de la vie et de la carrière hors norme de Simone Veil, les multiples voies de la mémoire se croisent et s’écartent pour se rejoindre à nouveau avec sensibilité et pertinence. Y passent, dans un jeu séduisant d’allers et de retours à travers le temps, la Shoah, la cause des femmes, l’Europe, mais aussi l’héritage du passé et le bonheur de vivre.
Dans le doux ressac qui chante en fond sonore, une silhouette qui sort de la pénombre apparaît dans un clair-obscur doré. Des fragments de nature, des morceaux de ciel où passent des nuages éclairent la scène de douces teintes, comme dans un paysage impressionniste, projetés sur un plan incliné qui sera tour à tour tobogan, fauteuil, lit familial, livre ou décor. Envahi de croix noires, il deviendra l’espace de l’enfermement, l’évocation de la terrible réalité des camps d’extermination. Enveloppée de fourrure, la silhouette s’installe. Elle, Simone Veil, née Jacob. Joueuse, mutine en dépit de ce petit chignon serré qui l’enferme dans la bienséance bourgeoise qu’elle gardera dans toutes ses apparitions, elle nous renvoie à son adolescence. Elle a quatorze ans. Nous sommes en 1941. Elle nous parle d’elle, de son absence d’humour, de son plaisir de discuter, d’ergoter sans cesse, de débattre qui la mènera vers le droit puis vers la magistrature.
Une adolescence marquée par la guerre
Elle a seize ans lorsqu’elle est arrêtée dans la rue, à Nice, en 1944. Elle s’apprêtait à fêter la fin des épreuves du baccalauréat. Après Drancy, elle est déportée avec sa mère et sa sœur à Auschwitz-Birkenau. « Trop belle pour mourir », elle est protégée par une ancienne prostituée devenue kapo. Les trois femmes sont transférées à Bobrek, puis lancées dans une marche de la mort qui les conduira à Bergen-Belsen. Postée à la cuisine, Simone est « privilégiée », tandis que le typhus aura raison de sa mère. Elle raconte. Sans pathos, mais implacablement. Le numéro tatoué sur le bras qui font des déportés des animaux qu’on marque au fer. La fumée des crématoires, la boue, la peur, l’odeur des corps, les larmes. La perte de l’humanité quand il faut se battre pour un morceau de savon, quelques miettes de pain dur ou une pomme de terre. L’obsession de survivre, à tout prix, en renonçant parfois à soi-même, qui laissera dans les mémoires des survivants une trace indélébile et conduira certains d’entre eux, après la libération, au suicide. Mais pas elle, pas Simone. Si sur les instances de son mari, elle renonce à une carrière d’avocate, elle se lance dans la magistrature, occupe un poste de haut fonctionnaire au ministère de la Justice. Pendant la guerre d’Algérie, elle réussit à faire transférer en France des prisonnières algériennes exposées aux mauvais traitements et aux viols et obtient pour les milliers de membres du FLN internés en France un statut de détention au titre du régime politique.
La cause des femmes et l’engagement social
Femme de conviction, Simone Veil n’est pas d’un seul bloc. Evoluant dans un milieu proche du MRP, elle ne s’enthousiasme pas moins pour Pierre Mendès-France et se sent en phase, en mai 68, avec la perception qu’ont les jeunes de vivre dans une société figée, fermée au changement. Nommée ministre de la Santé sous le gouvernement de Valéry Giscard d’Estaing, elle laissera son nom dans l’histoire en faisant voter la loi sur l’interruption volontaire de grossesse (IVG) qui dépénalise l’avortement. Un combat qui lui vaut quolibets et injures, menaces même parfois. Le droit des femmes à travailler sans l’autorisation de leur mari et d’ouvrir leur propre compte en banque ne date que de 1965 – seulement dix ans auparavant – et le droit des femmes à disposer de leur corps n’est pas du goût de certains messieurs... Dans son tailleur à la jupe un peu longue et dans ses chemisiers à jabot ou à col large, la dame très – trop ? – propre sur elle, au chignon impeccable, fait face et tient son cap. Exigeante à l’égard de ses collaborateurs, impérieuse, passionnée, elle monte au créneau sans relâche. Fumeuse, elle tire sur sa cigarette sur le bord du trottoir tandis qu’elle fait adopter une loi de lutte contre le tabagisme. Elle défendra la nécessité d’une vision européenne oublieuse des divisions passées et sera en 1979 la première présidente du Parlement européen.
Un portrait intime
Au-delà de ces moments où se construit la femme politique, la force du spectacle réside dans les retours en arrière vers ce qui, au-delà du monde politique, l’a faite telle. Sa famille, sa mère, les petits événements de la vie de tous les jours, les jeux, les lieux où se construit sa personnalité. Elle se revoit enfant soupe au lait, « gourde » qui peine à évoluer dans les salons, petite fille juive qui revendique sa judéité pour des raisons culturelles et non religieuses. Elle évoque les bonheurs de l’enfance, la figure de sa mère aux études sacrifiées sur l’autel du mariage, une femme qui plie sans toutefois rompre, en particulier pour l’éducation de ses enfants, et qui lui laissera, du sein de l’abîme de la déportation, une leçon d’humanité impressionnante. Sophie Caritté, les cheveux soigneusement tirés en arrière, incarne avec passion et justesse les multiples facettes de cette enfant opiniâtre devenue femme, avec ses comportements en sautes de vent, ses contrastes, son côté abrupt, son absence de lissage. Elle nous propose le kaléidoscope d’images d’une femme qui se veut au service des femmes avant de se revendiquer comme féministe, qui mène un projet social dans un gouvernement qui ne s’est pas fixé cette mission, qui fait fi des conflits européens de la Seconde Guerre mondiale et de ses relents douloureux pour imaginer une Europe unie. Infiniment vivante, elle passe du rire à la colère ou à la révolte, sans jamais céder à l’abattement, sans se laisser happer par le poids d’un passé trop lourd.
Un souvenir à préserver pour l'Histoire
Simone Veil est la cinquième femme inhumée au Panthéon, après Sophie Berthelot, la physicienne Marie Curie et les résistantes Germaine Tillion et Geneviève de Gaulle-Anthonioz. On peut rappeler pour mémoire que la première, Sophie Berthelot, avait été consacrée « en hommage à sa vertu conjugale » aux côtés de son mari, le scientifique Marcellin Berthelot qu'elle avait assisté dans ses recherches. Dans le trouble de l'époque contemporaine, où la cause des femmes avance de manière erratique en dépit de déclarations d'intention très bénies-oui-oui et au fil d'affaires rétentives, le parcours de Simone Veil est emblématique et exemplaire de la cause des femmes. Si l'on peut penser que ce portrait ne s'aventure jamais dans une dimension critique, qu'il reste dans la perception – lucide mais personnelle – de Simone Veil par elle-même, il n'en constitue pas moins une contribution nécessaire offerte aux jeunes générations. Pour leur faire comprendre ce que l'évolution de notre société doit au courage de certain.es L'histoire est dans ce beau spectacle affaire de transmission en même temps que leçon de vie.
Simone en aparté Ecriture et mise en scène : Arnaud AubertSJeu : Sophie CarittéSScénographie et visuel affiche : Hervé MazelinSLumière et régie générale : Estelle RybaSMusique : Nicolas GiraultSCostumes : Yolène GuaisSavec la complicité, pour le travail corporel, de Sophie Lamarche Damoure DuréeS1h15
Du 5 novembre 2024 au 15 janvier 2025, les mardis et mercredis à 19h
Studio Hébertot – 78 bis, boulevard des Batignolles 75017 Paris