5 Février 2021
Ce beau film de Roy Andersson, initialement prévu pour une sortie 2020, sortira finalement en 2021. Un podcast le présente d’ores et déjà.
Pour l'éternité nous entraîne dans une errance onirique, dans laquelle des petits moments sans conséquence prennent la même importance que les événements historiques : on y rencontre un dentiste, un père et sa fille sous la pluie, un homme dans un bus, un couple dans un café, des jeunes qui dansent, Hitler ou encore l’armée de Sibérie… Une réflexion sous forme de kaléidoscope sur la vie humaine dans toute sa beauté et sa cruauté, sa splendeur et sa banalité.
Vous trouverez, pour ce film, les éléments du podcast sur le réalisateur et le film, puis l’article initialement prévu pour le présenter, et qui n’avait pas encore été publié…
INTERVENANTS DU PODCAST :
https://podcast.ausha.co/kmbo-podcast/podcast-pour-l-eternite
Article sur le film
Il est de certaines expériences limites du cinéma qui vous laissent pensifs, une fois l’écran redevenu noir. Pour l’éternité, avec son monde sans fin qui mêle passé et présent, le quotidien et l’histoire, est de ceux-là. Sa beauté plastique, ses partis pris esthétiques et sa structure hors du commun ne peuvent que nous interpeller.
Un homme et une femme sont assis sur un banc. Ils ne se regardent pas. Ils se tournent même le dos. Ils semblent absorbés par ce paysage urbain invisible pour eux parce que masqué par une haie buissonnante. Ils ne parlent pas, ou si peu – des banalités sans importance énoncées d’un ton neutre – comme tous les personnages de cet étrange film composé en tableaux apparemment sans lien entre eux et souvent séparés par des noirs à l’écran. Les séquences qui s’enchaînent vont dévoiler peu à peu toute une galerie de personnages.
Petits dérapages dans la banalité
Qui sont-ils ? Essentiellement des vieux enfermés dans le carcan de leurs habitudes. Et s’ils ne le sont pas, c’est tout comme tant ils semblent fossilisés dans le temps démesurément étiré de séquences peuplées de silences interminables. Ils sont épinglés dans leur environnement comme des animaux naturalisés piqués sur une planche botanique. Ont-ils une histoire ? À coup sûr puisqu’elle va ressortir par bribes à mesure que le film se déroule. Il y a parmi eux un prêtre qui a perdu la foi, qui trouve refuge dans l’alcool et que la culpabilité tourmente au point qu’il se rêve en Jésus portant sa croix, peinant à gravir une côte qui n’en finit pas sous les coups de fouet et les appels à la crucifixion d’une foule déchaînée. Monsieur Tout-le-monde s’étonne que son ancien camarade de classe à qui il a fait, dans le passé, une crasse dont nous ne connaîtrons pas la nature, ne le salue plus. Il y a la mamie qui cherche à conserver en le photographiant sur le devant d’une porte, le souvenir d’un petit enfant qui ne le sera bientôt plus, et puis cet homme qui éclate en sanglots on ne sait pourquoi dans le décor d’un train de banlieue sous l’œil hostile des passagers, ces trains qui délivrent sur le quai de la gare ceux que l’on attendait et ceux qui n’attendaient plus rien. Un homme, son bouquet à la main, cherche une femme qui n’est pas là. Des jeunes filles qui esquissent un pas de danse sous le regard impavide des consommateurs.
Dans l’entrecroisement des histoires
Certains sont des passants, figures évanouies sitôt créées, d’autres tissent leur histoire, à rebours, au fil des séquences. Les récits s’entrecroisent. Le non salut de l’ancien camarade est d’abord témoignage avant de devenir scène jouée. À l’inverse, la scène du chemin de croix trouve une explication « logique » dans le cauchemar du prêtre qui consulte un psychiatre. Se mêlent des pans d’Histoire. Le spectateur erre des souvenirs de guerre aux déportations staliniennes et s’arrête dans un bunker où s’est refugié Hitler tandis qu’une fine poussière qui tombe du plafond annonce la fin prochaine. Grande et petite histoire sont vues sur le même plan, sans hiérarchisation ni emphase.
Des vies à la dimension d’un tableau
De plans, justement, il est question. Et de plans fixes, comme Roy Andersson les affectionne. La caméra se pose en haut d’un escalier et laisse émerger ceux qui le montent. Elle saisit dans l’encadrement d’une porte une femme enfermée dans son décor, elle rend au hall de gare sa fonction de lieu de passage où se côtoient des personnages qu’on a déjà vus et les inconnus d’un jour. La voix off qui assure le commentaire sur un ton neutre renforce cette volonté de non-théâtralisation qui caractérise le cadre qui englobe les personnages. Il n’y a pas d’action à proprement parler même si des embryons de dialogues viennent parfois meubler le silence. Crèche vivante, les hommes sont figés méticuleusement dans le cadre préparé par le réalisateur. La voix off qui les définit et les raconte avec parcimonie leur refuse, d’une certaine manière, l’espace du jeu. Celui-ci reste l’apanage du réalisateur qui installe ses pièces. La référence à la peinture est explicite. Roy Andersson cite Otto Dix et la Nouvelle Objectivité dans leur manière de montrer sans hiérarchiser les niveaux et de proposer l’inacceptable comme il se présente.
Un monde de perdants dans un étouffoir en demi-teintes
Il y a quelque chose d’impitoyable dans la manière dont Roy Andersson campe ses personnages. Vieux, bedonnants, chauves, faibles, quelconques, pitoyables, ils ne sont que de pauvres débris d’humanité dont on rit parfois, pour se libérer peut-être du sentiment d’étouffement qu’ils procurent. Le psychiatre et son assistante refoulant avec énergie le prêtre en souffrance pour ne pas rater leur bus ou le côté appliqué de la séance de prise de vue de la mamie font sourire. Mais cette humanité-là fait plutôt pitié, désarmée qu’elle est devant un monde qu’elle ne maîtrise pas. La lumière qui baigne les scènes accentue cette impression. Elle est comme noyée, éteinte en beiges rosés et gris que nulle couleur vive ne vient égayer. Une lumière d’entre-deux, d’entre chien et loup, un éclairage blafard qui vient colorer la pâleur cadavérique des visages. Un monde sans ombres et lumières, sans contrastes, neutre et violent de par sa neutralité même. Et si l’amour plane dans les airs au-dessus de Cologne détruite, comme un signe d’espoir, on ne peut s’empêcher d’évoquer le film de Carl Theodor Dreyer, Jour de violence, avec sa dose insoutenable de contraintes enfouies sous la « normalité ». « La vie est une tragédie », affirme Roy Andersson et, d’une certaine manière, Pour l’éternité, avec sa beauté glacée et distante, dans son évocation sans compassion et toute en demi-teintes, fait froid dans le dos.
Pour l’éternité. Sortie en France : 2021
Réalisation et scénario : Roy Andersson
Avec : Martin Serner (le Prêtre), Jessica Louthander (la Narratrice), Tatiana Delaunay et Anders Hellström (le Couple volant), Jan Eje Ferling (l’Homme dans les escaliers), Bengt Bergius (le Psychiatre), Thore Flygel (le Dentiste)
S Image Gergely Pálos S Décors Anders Hellström, Frida E. Elmström, Nicklas Nilsson. S Costumes Julia Tegström, Isabel Sjöstrand, Sandra Parment, Amanda Ribrant. S Mixage son Robert Hefter Bvft. S Casting Pauline Hansson, Katja Wik, Zora Rux