3 Janvier 2023
Dans cette partition chorale où s’entrechoquent les expressions multiples des habitants de Jérusalem, Bernard Bloch donne à entendre, au-delà des idées préconçues, une vision du conflit israélo-palestinien saisie de l’intérieur par ceux qui le vivent au quotidien.
Un plateau encombré de chaises disposées en désordre comme des vestiges d’une assemblée disparue. Au fond, une tente dont on ne saurait dire à quoi elle se réfère. Centre de soins provisoire, campement de fortune au milieu d’un paysage de bric et de broc où quelques pierres jonchant le sol et posées au hasard suggèrent la destruction ou l’émeute ? Nous sommes à Jérusalem et un jeune narrateur, qui porte la voix de l’auteur, nous introduit dans une école d’un genre particulier. Ici sont rassemblés en nombre identique des enfants juifs et arabes. Ici on y rêve de paix entre les communautés et on voudrait qu’elles apprennent à se connaître pour s’accepter mutuellement.
La forme du théâtre documentaire
Ce spectacle, il est né du dispositif « Médicis hors les murs », qui a permis à l’auteur de passer deux mois à Jérusalem. Il y a rencontré soixante personnes dont le seul point commun était de vivre ou de travailler dans cette ville. Soixante entretiens dont est issue cette forme de théâtre-documentaire qui reprend, sans les unifier sur le plan du style ou de l’écriture, les paroles telles qu’elles ont été énoncées. Un kaléidoscope dont Bernard Bloch assemble les fragments sans les altérer, mais avec le projet de faire comprendre non plus de manière analytique, mais de l’intérieur, la complexité de la situation à Jérusalem aujourd’hui et les aspirations de ceux qui la peuplent. « A propos du conflit israélo-palestinien, écrit l’auteur, les discours sont pléthore mais les paroles manquent. Et ces discours dont on nous gave sont pollués par les préjugés et les idéologies de ceux qui les profèrent. » Et c’est de cela qu’il sera question : aller au-delà des idées toutes faites, bien-pensantes ou véhiculées par les médias, qui circulent sur le conflit proche-oriental.
Des voix multiples, une seule ville
Au directeur d’école qui explique la visée militante pacifiste qui a fait choisir la règle de l’établissement succèdent les paroles des élèves. Embarrassées parfois tant les écarts sont importants et la distance pour se rapprocher malaisée à parcourir. On se voit à l’école mais en dehors, c’est plus difficile. Chacun vit replié. Me revient en mémoire un film israélien où des enfants juifs et arabes apprenaient à danser ensemble et où le simple fait, pour des garçons et des filles des deux communautés, de se toucher pour danser constituait déjà une victoire. Ceux qui s’expriment dans le spectacle, ils forment la mosaïque qui compose Jérusalem aujourd’hui : chrétiens, juifs et arabes, druzes, Palestiniens et Israéliens, nés dans le pays ou nouveaux arrivés, installés volontaires ou chassés par les péripéties de la grande Histoire. Ils disent leurs exils croisés, les uns parce qu’ils ne sont pas citoyens à part entière d’un Etat fondé sur une appartenance religieuse, ou parce qu'ils ont été chassés de leur village, de leurs terres, d'autres parce qu’ils avaient désespérément besoin de ne plus se sentir rejetés comme ils l’ont été dans la vieille Europe pour leur couleur de peau ou leurs croyances. Ils stigmatisent l’opinion internationale qui les a transformés en victimes ou en oppresseurs, parfois les deux ensemble selon le point de vue, les uns parce qu'ils ont été chassés sans qu'une solution de repli leur ait été offerte, les autres parce qu’ils portent le lourd héritage de six millions de morts et que ces mêmes opprimés en ont à leur tour opprimé d’autres. Ils disent la peur qui « justifie » les mesures de coercition d’un côté, la souffrance du colonisé de l’autre. Ils racontent : la « victoire » de la Guerre des Six Jours qui a sonné le glas d’une possible vie en bonne harmonie ; l’espoir – fallacieux ? – qu’ont constitué les accords d’Oslo, lorsque Itzhak Rabin et Yasser Arafat se sont serré la main ; les chrétiens coincés entre Palestiniens et juifs, cet enfant qui manque d’être abattu parce qu’il court rechercher sa clarinette, cette petite fille druze qui reconnaît qu’elle ne parle pas de son école où se côtoient les communautés avec n’importe qui, la colonisation des territoires occupés, le Mur… Ils traversent plus de soixante-dix ans d’histoire de la fondation d’Israël, en zigzag, se répondant les uns aux autres, dans leurs discours contradictoires, avec leur ressenti de l’intérieur. Ils sont comme les oiseaux qu’on voit sur scène, enfermés dans leur cage, et qui pépient. Bernard Bloch ne juge pas. Il écoute, assemble, confronte, fait entendre ces voix divergentes.
Au-delà de la peur et de l’hostilité
Ces personnages, les neuf comédien.ne.s les prennent en charge, avec leurs différences. Les garçons jouent des filles et vice-versa, les accents, les timbres de voix se répondent dans leur diversité. Juif de gauche, pacifiste convaincu, Bernard Bloch cherche la faille par laquelle, finalement, dans ce paysage qui semble bouché, opaque, sans perspective, s’insinuera cette paix qui ne cesse de reculer et semble toujours plus improbable. Il leur demande s’ils ont imaginé, un jour, une vie paisible. Ils rêvent tous, ceux qu’il a rencontrés : d’une accalmie durable, d’une pause qui se transformera en apaisement, qui mettra fin à cette division « à l’intérieur de nous-mêmes », qui leur permettra de vivre à nouveau. Ceux qui occupent ces lieux, ils ne sont pas sionistes, ils n’ont pas choisi d’être dans un Etat religieux. Ils veulent seulement vivre, en Israël/Palestine. Ce qu’ils ont en commun, c’est l’amour de Jérusalem, avec ses toits en terrasse qui permettent de circuler d’une maison à l’autre, c’est cette lumière à nulle autre pareille, c’est le caractère unique de cette ville, sainte pour toutes les communautés, parce que quelque chose, peut-être, y souffle, que là peut-être s’écrit, en dépit d’un passé terrible, d’un présent apparemment sans issue, un futur qui portera les espoirs de l’humanité. Leur force réside dans leur mélange. Comme à Berlin où un dialogue s’établit en anglais, hébreu et arabe entre des voisins de table. « Lorsque l’on redescend à hauteur d’homme, le souci de l’autre est plus fort que la haine. »
La Situation. Jérusalem – Portraits sensibles
Texte et mise en scène de Bernard Bloch
S Scénographie Didier Payen assisté de Sarah Garbarg S Costumes Raffaëlle Bloch S Musique originale Arnaud Petit, avec la collaboration de Rrackham S Création Lumière Franck Thévenon S Création sonore Thomas Carpentier et Mikael Kandelman S Régie générale Marc Tuleu S Avec Bernard Bloch, Etienne Coquereau, Hayet Darwich, Rania El Chanati, Camille Grandville, Daniel Kenigsberg, Muranyi Kovacs, Jonathan Mallard, Zohar Wexler, et Arnaud Petit ou Yannick Lestra (claviers) S Spectacle en deux parties d’1h30 chacune avec entracte de 15 min S Dès 15 ans
S Théâtre Municipal Berthelot Jean Guerrin – 6, rue Marcellin-Berthelot, 93100 – Montreuil les jeu. 12 et ven. 13 janvier 2023 à 20h, sam. 14 à 16h (Rés. 01 71 89 26 70)
S Scène Nationale de Melun-Sénart les 10 et 11 mars 2023
S Théâtre du Soleil du 13 mars au 9 avril 2023