29 Mars 2022
Construire un spectacle sur un récitatif sans dialogue ni action relevait de la gageure. Pari réussi dans le lyrisme sans pathos qui émane du spectacle et saisit le public.
Dans le noir, seule résonne la musique, comme un lent mouvement rythmé par la batterie qui repose sur une aire de sable, comme un ressac paresseux qui vient lécher la naissance de la terre. Mer et mère se confondent dans cette évocation qui s’établit comme un retour aux sources, un surgissement de la mémoire, une remontée vers les origines. Ils seront trois. Trois comédiens pour porter cette évocation par petites touches fragmentaires. Trois musiciens pour escorter cette symphonie chorale où les voix s’alternent et se répondent, entamant une ode de funérailles qui est aussi un chant de renaissance.
Une histoire familiale troublée
L’histoire, c’est celle de Jean-René Lemoine. Elle se raconte en allers et retours permanents entre passé et présent, sur les routes d’un exil d’abord vécu comme une appartenance à l’ailleurs avant de faire remonter ce lieu ancré dans la mémoire qu’est le pays natal, et avec lui la mère. Un grand-père avocat emprisonné comme opposant aux Duvalier de triste mémoire et l’ombre des Tontons Macoutes, ces volontaires de la Sécurité haïtienne, cette milice paramilitaire inspirée des milices fascistes, une police politique connue pour ses exactions, planent sur le destin de cette famille. Alors que l’enfant a deux ans, ils s’installent à Kinshasa – qui s’appelle encore Léopoldville – au Congo belge, dans un simulacre de vie familiale, avant que ses parents ne prennent des voies différentes et que la mère ne pose ses valises en Belgique, laissant le père rejoindre Kaboul puis Islamabad, et que l’enfant devenu jeune homme ne chemine entre la France et l’Italie avant de s’ancrer à Paris. Un père qui dira plus tard que la mère lui a volé ses enfants et une mère, confrontée à la rébellion de l’adolescence de son fils, qui a « tout raté ». L’auteur dit ses débuts d'enfant « sage », la solitude, le renfermement, l’absence d’amis, une enfance où les encyclopédies tiennent lieu de jouets sous la férule implacable de sa mère, mais aussi la colère et la révolte qui le submergent. Il dira d’elle qu’elle le « détestait d’un amour » mais rendra hommage aux valeurs de courage, de probité, de rectitude et d’intransigeance qu’elle lui inculquait.
Une histoire haïtienne
Haïti reste pour Jean-René Lemoine une inexistence jusqu’à ce que sa mère y retourne. Les Duvalier sont tombés. L’aéroport est devenu « Aéroport Toussaint Louverture » mais la situation ne s’est pas améliorée. Les Mornes, autrefois luxuriants, sont devenus arides. Les lampes à pétrole suppléent aux trois heures d’électricité par jour. Un recteur d’université a eu les jambes brisées. La drogue et la corruption se sont installées. Le chaos et la barbarie sont devenus la norme. La torture et le viol, les hommes transformés en torches vivantes forment l’aliment du quotidien. La mère de l’auteur sera assassinée. Le pays se meurt dans une cacophonie musicale. Quant à l’homme « aux semelles de vent », il retournera dans ce pays qui « ne fait plus partie du monde », même si le vent s’essouffle, que le brouillard ne laisse plus en place que des ombres qui s’effacent.
Un oratorio immobile
Comme une lente mélopée qui nous enveloppe les trois comédiens se relaient. Chœur antique, leurs paroles chantent ensemble ou se répondent, forment un canon où les mêmes phrases, les mêmes mots reviennent avec leur rythme obsédant. Hauteur des voix, chant choral où frappent la force des mots, la poésie de la langue que la musique, lecture évocatoire, accompagne sans la dramatiser, mais avec une justesse. Elle fait remonter à la surface l’éclat implacable de la lumière ou le doux ressac de l’océan et la dureté du présent de l’île, tout à la fois à la fois mythique et réel, transfiguré par les extraits de correspondances que l’auteur fait remonter à la surface et par les éclats de ce présent qui s’invite à la table. Un pays où le sable blond n’a plus rien de la villégiature enchantée des rêves tropicaux mais s’installe dans la longue chaîne de la réappropriation des origines. Et un pari théâtral et musical gonflé mais réussi.
Face à la mère S texte Jean-René Lemoine S Mise en scène Alexandra Tobelaim S Création musicale Olivier Mellano S Avec Vincent Ferrand (contrebasse), Yoann Buffeteau (batterie), Stéphane Brouleaux, Lionel Laquerrière (guitare et voix), Geoffrey Mandon, Olivier Veillon S Scénographie Olivier Thomas S Lumières Alexandre Martre S Travail vocal Jeanne-Sarah Deledicq S Costumes Joëlle Grossi S Son Émile Wacquiez S Durée 1h30 S Production déléguée NEST–CDN transfrontalier de Thionville–Grand Est S Production compagnie Tandaim/Alexandra Tobelaim S Coproduction Théâtre du Jeu de Paume, Réseau Traverses Association–Provence Alpes Côte d’Azur, Pôle Arts de la scène– Friche la Belle de Mai, Théâtre du Grand Marché–CDN de l’Océan Indien, Théâtre Durance –scène conventionnée d’intérêt national art et création–pôle de développement culturel, Théâtre Joliette–scène conventionnée pour les expressions contemporaines, La Passerelle–scène nationale de Gap et des Alpes du Sud S Avec le soutien de l’Adami, de la Spedidam, du Fijad –DRAC et région Sud Provence-Alpes-Côte d’Azur, du Centquatre–Paris et de la ville de Paris S En coréalisation avec le Théâtre de la Tempête. Le Théâtre de la Tempête est subventionné par le ministère de la Culture, la région Ile-de-France et la Ville de Paris.
Du 5 au 15 mai 2022 du mardi au samedi 20h30 dimanche 16h30
Théâtre de la Tempête Cartoucherie – Route du Champ-de-Manœuvre – 75012 Paris
Infos et réservations www.la-tempete.fr T 01 43 28 36 36