2 Mai 2022
Dédier un spectacle à Fernando Pessoa, le poète aux visages et aux personnalités multiples, génie portugais du modernisme, critique, pasticheur, mystificateur, néosymboliste, mystique à ses heures relevait de la gageure. Un défi relevé qui fait entendre une voix qui oscille et se fragmente, contradictoire et toute en éclats.
Fernando Pessoa fascine. Non par une vie aventureuse à la Hemingway, pleine d’action et de péripéties mais par les voyages immobiles – ou presque – de son esprit, qui le feront naviguer d’hétéronyme en hétéronyme, quand il ne prête pas à ses hétéronymes un pseudonyme pour corser l’affaire. Il ne s’agit pas là de se cacher sous un autre nom pour dire, peut-être, ce que sa propre histoire ne permet pas de dire, faire apparaître sous le masque une personnalité occultée, mais bien d’inventer des auteurs fictifs, comme des monstres surgis de l’imaginaire et dotés de vie propre – de mort aussi parfois.
Pessoa et ses chimères littéraires
Il faut dire que Pessoa est passé maître en la matière depuis sa plus tendre enfance. A l’âge de six ans, à la mort de son père puis de son frère, il s’invente un double, le Chevalier de Pas. Huit ans plus tard, au décès de sa demi-sœur, il se glisse dans la peau d’Alexander Search, le bien nommé, et rédige des poèmes en anglais. Il s’essaiera aussi à la nouvelle sous les noms de David Merrick ou de Horace James Faber. Suivront d’autres personnages qui sont autant d’auteurs, de facettes recréées d’une personnalité qui ne parvient pas à se rassembler et laisse à chacune d’entre elles toute latitude de se développer indépendamment des autres et de leur auteur. Ainsi naissent Alberto Caeiro, le Maître, celui qui prône la sensation comme moyen de connaissance et incarne les forces de la nature et la sagesse païenne – que le poète fera mourir lors de sa période moderniste –, Ricardo Reis qui pratique l’épicurisme à la manière d’Horace, Alvaro de Campos le moderniste au regard décillé, sceptique et désillusionné, et Bernardo Soares, modeste employé de bureau auteur du Livre de l’intranquillité et, d’une certaine manière, semi-hétéronyme et double de l’auteur. On pourrait ajouter à cela au moins soixante-dix autres alias incluant les pseudonymes et semi-hétéronymes.
Scepticisme et difficulté d’être
De ces multiples visages qui livrent du monde une vision parfois désabusée et quelque peu ironique émerge aussi un profond désespoir – Pessoa envisage même un moment le suicide. A travers ce kaléidoscope de personnalités, le poète n’est plus. Il ne s’appartient plus. Il n’a plus de visage et le réel se dilue dans une irréalité où le rêve apparaît plus tangible que le monde qui l’entoure. « Je ne suis rien, dit-il. / Je ne serai jamais rien. / Je ne peux vouloir être rien. / A part ça, je porte en moi tous les rêves du monde. » Sans cesse borderline entre la perception visionnaire de la réalité et la névrose, il s’aventure aux franges de la folie. Il manque de se faire interner après sa rencontre avec une jeune secrétaire dont il tombe amoureux, souffre d’une véritable psychose au décès de sa mère, rationalise son sentiment d’une vie double, la première vécue et fausse, la seconde rêvée et vraie et prétend dépasser la psychanalyse dans une nouvelle en forme d’étude psychiatrique. Il est sur le fil étroit qui sépare ces mondes, au seuil des portes d’ivoire et de corne qu’il franchira, laissant derrière lui les faux-semblants religieux, politiques, artistiques même, pour s’aventurer en des contrées où le vide est plein, l’attente un moment d’éternité, l’immobilisme une vertu, la gratuité le sens d’une existence. Ce qui traverse cependant de bout en bout son parcours, c’est une croyance en la vérité de l’art, en la puissance salvatrice de la beauté. « La littérature est la preuve que la vie ne suffit pas. » Poète il est, dépouillé de lui-même et cependant plein de tous les possibles, de toutes les existences qui s’imposent, un centre qui n’existe pas, un centre de rien, un centre du tout avec du rien autour.
Une scénographie de l’ombre et du reflet
A cet « espace incolore mais bien réel du rêve », il fallait un espace qui, d’une certaine manière, n’existe pas, se forme et se transforme au gré de l’imaginaire, à la poursuite des fantasmes. A la valse des identités, il fallait une valse de costumes. Un même costume se métamorphose au fil des personnalités, de la jupette dont les plis forment comme des livres jusqu’à la robe tombante qui ne cesse de s’allonger pour transformer celle qui la porte en sorte de divinité païenne. Ce costume, elle s’en dépouille pour montrer ce qui se cache sous la surface, cette seconde peau qu’on habillera à la fin de scintillements et d’éclairs. La lumière mouvante, évanescente, en transformations permanentes qui joue sur les parallélépipèdes qui forment le décor transforme le personnage en ombre projetée, en silhouette, immense parfois, dévorant de son impact celui qui l’a fait naître, comme si l’auteur avait disparu sous son personnage. Retournés, ces blocs immaculés deviennent miroirs sur lesquels le poète se dédouble, se démultiplie telles les multiples personnalités qu’il endosse au fil de ses transformations.
Dans ce cheminement, Aurélia Arto ajoute à la comédienne s’adressant au public le kaléidoscope mouvant des personnalités de Pessoa. Elle pétille d’une incessante et baroque multiplicité. On est saisi par la beauté des textes, par leur étrange étrangeté d’être. On reste captivé, passants errant dans une ville qui n’existe pas, fascinés par ce pays où ambition et désir ne sont plus qu’ombre, prisonniers de ce pays où « les poètes décrivent les étoiles comme des nonnes éternelles / Et les fleurs comme les pénitentes aussi éphémères que convaincues ».
Et me voici soudain d’un pays quelconque. Autour de Fernando Pessoa
Conception et montage de textes : Aurélia Arto et Guillaume Clayssen
Mise en scène : Guillaume Clayssen. Jeu : Aurélia Arto
Création son : Cédric Colin. Costumes : Séverine Thiébault. Scénographie : Delphine Brouard. Création lumière : Julien Crépin. Assistanat mise en scène : Claire Marx
Du 7 au 29 juillet 2022 à 20h40
Au 11, Avignon