2 Octobre 2020
Il est certains artistes qui traversent le paysage de la peinture tels des météores mais dont l’œuvre est immense. Nicolas de Staël est de ceux-là.
Nicolas de Staël est un peintre hors du commun. A peine quinze années d’exercice de son art et une œuvre sans équivalent qui s’inscrit en marge des mouvements et des écoles de son époque. Lui rendre hommage à travers un spectacle de théâtre revenait aussi, pour Bruno Abraham-Kremer, à saluer en ces temps difficiles l’opiniâtreté indispensable pour continuer à faire vivre l’art, nourriture spirituelle inséparable de nos besoins matériels, envers et contre tout.
Une exigence créatrice fondamentale
« Toute ma vie j’ai eu besoin de penser peinture, de voir des tableaux, de faire de la peinture pour m’aider à vivre, me libérer de toutes les impressions, toutes les sensations, toutes les inquiétudes auxquelles je n’ai jamais trouvé d’autre issue que la peinture. » Etrange destin que celui de ce jeune Russe blanc, chassé de Russie par la révolution et qui, au mépris des attentes de la famille qui le prend en charge à Bruxelles, s’écarte de la carrière scientifique qu’on lui projette pour se tourner vers la peinture. Il n’a pas vingt-cinq ans quand il s’embarque dans une longue errance qui le mènera tour à tour au Maroc, en Italie, en France et, après un séjour en Algérie et en Tunisie où il est mobilisé durant la Seconde Guerre mondiale, jusqu’aux Etats-Unis où son œuvre connaît le succès. Mais c’est dans le Midi qu’il trouvera, avec la lumière, son point d’ancrage. On ne peut s’empêcher de rapprocher Nicolas de Staël de Vincent Van Gogh – tous deux ont une production pléthorique en un petit nombre d’années, cette « peinture tendue, nerveuse, toujours sur le fil du rasoir » comme la qualifie Braque, et une vie qui se conclut par un suicide prématuré – et il est aisé plaquer sur eux le mythe romantique de l’artiste maudit qui ne parvient pas à concilier les exigences de l’art avec la vie. Mais, à l’inverse de Van Gogh, c’est du succès que doit se garder De Staël, et des exigences de ses clients et de son galeriste américain, Paul Rosenberg.
Un art en marge
Introduit après la guerre dans un groupe d’artistes à Nice, qui rassemble Magnelli, Vieira da Silva, Arp et les Delaunay, mais aussi Jacques Prévert et Francis Carco, Nicolas de Staël expérimente un mélange de fauvisme et de cubisme et s’essaie à l’abstraction dont il se démarquera par la suite, en remerciant par exemple le directeur du musée d’Art moderne de Paris de l’avoir « écarté du gang de l’abstraction ». Il nomme ses tableaux « Compositions », les décalant ainsi de la référence au réel. Il rejettera tout aussi bien plus tard tout rapprochement avec l’« art informel » ou l’expressionnisme abstrait. A l’abstraction, il substitue un retour à des formes identifiables, aux teintes sombres une palette qui s’éclaircit. Au travail en bâtonnets, il substitue des enduits épais étalés au couteau puis une manière plus fluide où la couleur éclate en larges aplats. Décrivant à René Char sa vision de la mer, il écrit : « le cassé bleu, c’est absolument merveilleux, au bout d’un moment la mer est rouge, le ciel jaune et les sables violets… » Il échappe aux catégories où on le voudrait enfermer en se passionnant pour les Footballeurs, en échappant au paysage avec ses Fleurs ou ses Nus. Inclassable, il l’est, avec une peinture d’une intensité fabuleuse qui saisit le spectateur pour l’emporter dans un voyage où les nus sont bleus et les terrains de football rouge vif, où la densité des gris et des bleus s’étale, à l’exclusion de tout autre, sur un tableau où le ciel et la mer se ressemblent, où, pour reprendre Gauguin, un kilo de vert vaut mieux qu’un demi-kilo ».
Une correspondance fascinante
Le spectacle nous fait découvrir la correspondance de Nicolas de Staël : avec ses marchands et ses collectionneurs, mais aussi avec le poète René Char ou le peintre Georges Braque. On y découvre le peintre débutant et affamé, en difficulté pour faire vivre sa famille, l’homme aux amitiés fidèles et constantes, le peintre émerveillé qui tord la réalité sous la force de sa vision. Il y parle de ses expositions, de ses amours successives dont le dernier, pour Jeanne Mathieu, ne sera pas vraiment payé de retour. Ce qui frappe, c’est le style d’écriture du peintre, une manière non apprêtée proche de l’oral et la fulgurance de sa vision. Commencée en reconstituant un parcours biographique un peu old-style de la vie du peintre – difficultés, amours, carrière, amitiés – et en suivant la chronologie, l’évocation laisse passer de purs joyaux quand « la vie coule comme de l’aluminium » et qu’on découvre le « vacarme intérieurement serein » de l’artiste. Sobre, la mise en scène associe le « diseur » Bruno Abraham-Kremer à des comparses musiciens (contrebasse et électro-acoustique) qui portent les voix de divers acteurs de cette correspondance sur fond de tableaux qui dessinent l’évolution de la peinture. De celui qui se voulait dans un « renouvellement continu » et voyait dans sa peinture « sous ses apparences, sa violence, ses perpétuels jeux de force […] une chose fragile dans le sens du bon, du sublime […] fragile comme l’amour », il faut retenir la définition qu’en donnait Romain Gary : « Vous êtes le seul peintre moderne qui donne du génie au spectateur. »
Nicolas de Staël. La fureur de peindre
D’après les lettres de Nicolas de Staël et René Char
Adaptation, mise en scène Bruno Abraham-Kremer, Corine Juresco
Avec : Bruno Abraham-Kremer, Hubertus Biermann (jeu & contrebasse), Jean-Baptiste Favory (électroacoustique)
Scénographie, lumière et vidéo : Arno Veyrat. Costumes : Charlotte Villermet
Du 30 septembre au 15 novembre 2020, du mardi au samedi, 19h00, dimanche à 16h
Théâtre Le Lucernaire – 53 rue Notre-Dame-des-Champs – 75006 Paris
Tél. 04 42 22 66 87. Site : www.lucernaire.fr