13 Octobre 2020
L’une des dernières pièces de Jean-Luc Lagarce, où il est question de sa disparition prochaine, prend dans ce beau spectacle une dimension onirique en même temps que charnelle.
Un bric-à-brac de souvenirs d’une vie comme il en existe des milliers. Un lampadaire sans âme, un pneu suspendu qui sert de balançoire, une baignoire, des cafetières électriques, un escabeau en formica. Au sol un rouleau peint de motifs décoratifs figure les papiers peints qui habillaient autrefois les murs des salles à manger parentales. Un jeune homme entre. Il se met au piano. Il joue Bach. Sur un écran en fond de scène s’affiche le début de l’histoire. De son histoire, qu’il raconte. Il a trente-quatre ans. Il va mourir. Il est venu l’annoncer à sa famille.
Dans le marigot des rancœurs familiales
Ils sont tous là. Sa sœur, qui fut sa complice de jeux, son alter ego, qui dit son sentiment d’abandon, sa vie sans éclat auprès de sa mère – normal, non, qu’elle reste puisque celle-ci a perdu son mari –, son désir de fuir toujours remis, toujours avorté, son rétrécissement. Présent aussi, son plus jeune frère, taiseux et renfrogné. Il ne s’exprime qu’agressivement dans les rares moments disponibles que lui laisse sa femme qui parle en permanence pour meubler le vide. Leurs deux enfants – elle s’excuse – sont restés chez leur autre grand-mère. Ils ne sont pas venus assister au retour du fils prodigue. Ils ne le connaîtront pas – d’ailleurs il ne s’est guère préoccupé d’eux toutes ces années. Et puis, il y a la mère, qui passe son temps à tenter d’arrondir les angles – « Tu sais comment il est » – entre lui et les autres, tournée vers le temps d’avant où la famille, c’était quelque chose. Ils sont tous là, avec leurs blocages, leurs exils intérieurs, leurs incompréhensions, et leur appréhension de LE voir. Tant d’années écoulées sans nouvelle – à peine une carte postale de temps en temps, même pas une lettre ! – et une absence qui pèse lourd. Alors, en cette circonstance exceptionnelle, à coups de mots retenus avant d’être lâchés sur le mode aigre, parfois violent, ils vont déballer. Leurs attentes déçues, leurs rancunes, leur désespoir d’une vie trop écrite, figée dans le cours uniforme des jours.
Le retour de l’absent
Lui, il est l’aîné. L’héritier qui a refusé l’héritage familial. Le traître. Celui que tous, à des degrés divers, ont perçu comme différent, comme celui qui les renie. Autour de lui, la haine est comme un cristal. Dure et coupante comme le sentiment de mépris que les autres ressentent. Il est revenu, une dernière fois, pour renouer les fils avec eux avant de mourir mais ils ne le savent pas, ils ne le comprennent pas, enfermés qu’ils sont dans leur névrose. Il va mourir bientôt et il est revenu. Peut-être dans une dernière tentative de rompre le mur qui se dresse entre eux. Pour ranger, arranger peut-être. Sans illusion. Devant ce déferlement de paroles trop longtemps retenues, il croule. Il recule. Il repartira comme il est venu. Doux, amical, mais silencieux ou presque. Lucide : « Ils m’aiment vivant comme si j’étais déjà mort. »
Une langue magnifique
Alors ils « échangent » peu, et sur le mode du reproche. Mais ils soliloquent bien davantage. De longs monologues pour dire leur souffrance de bêtes traquées qui ressassent, acculées, avec toujours les mêmes mots, les mêmes phrases inlassablement répétées comme des incantations, des formules de transe pour enrayer le désespoir. Ils tournent autour de leur parole, l’examinent sous toutes les coutures, fouillent dans les plaies avec une complaisance à la douleur que le texte souligne. Mais même dans leur détresse, tentative dérisoire mais magnifique, ils ont à cœur de trouver les bons mots pour le dire, d’éviter les fautes de syntaxe, d'accorder les verbes au temps qui convient dans la phrase.
Un spectacle habité
Loin de toute tentation naturaliste, la mise en scène décolle le texte du réel. Il y a une certaine étrangeté à voir ces personnages évoluer dans des débris de vie, dans un décor où une tête de cerf naturalisée réside dans la baignoire, où dedans et dehors sont mêlés dans ce présent où les flash-backs le télescopent sans cesse. Si le texte est incandescent, la mise en scène évoque plutôt qu’elle ne dit. Jamais il n’est question directement de l’homosexualité ou du sida auquel Jean-Luc Lagarce, dont la pièce est autobiographique comme à l’accoutumée, succombera. Une longue robe fourreau à paillettes dont Louis enfile les manches suffit à faire comprendre d’où il vient, la « différence » qui a peut-être motivé son départ et ce pourquoi il va mourir. Et si sa mère est incarnée par une jeune actrice qui ne masque pas son âge alors qu’elle est censée avoir dépassé la soixantaine, quelle importance ? sinon de nous dire que les textes sont dits, les situations jouées. Les paroles sont familières, elles pourraient être banales si elles n’étaient portées par une intensité et un lyrisme hors du commun. Dans la trame serrée des enfers ordinaires est née la poésie, et celle-ci nous importe.
Juste la fin du monde de Jean-Luc Lagarce
Mise en scène : Félicité Chaton assistée de Suzie Baret-Fabry
Collaboration artistique : Angèle Peyrade. Création lumière : Alice Marin et Gordon Spooner, assistés de Ivan Márquez. Scénographie : Delphine Brouard.
Avec : Florent Cheippe (Louis), Angèle Peyrade (Suzanne), Xavier Brossard (Antoine), Catherine : Aurélia Arto (Catherine), Cécile Pericone (la Mère)
L’Echangeur Théâtre – 59, avenue du Général de Gaulle – 93170 Bagnolet
Du 12 au 22 octobre 2020 à 20h30, le vendredi 16 à 14h30 et 20h30. Relâche le 18
Tél. : 01 43 62 06 92. Site : www.lechangeur.org
Et aussi: à l’automne 2021, Théâtre de Maisons-Alfort
6-10 décembre 2021, Espace des Arts, Scène nationale Chalon-sur-Saône