25 Septembre 2020
Insolemment déjantée, cette pièce inspirée du Triomphe de l’Amour de Marivaux dont elle adopte en partie l’intrigue et les péripéties mêle avec brio des situations d’aujourd’hui avec le goût de la mascarade amoureuse et le jeu des faux-semblants chers à l’auteur du XVIIIe siècle.
A leur entrée dans la salle, les spectateurs sont installés autour d’un carré central masqué par des voiles. Lorsque le spectacle commence, la lumière éclaire peu à peu l’espace central, une sorte de boîte, une cage de verre dans laquelle évolueront les fauves que sont les personnages.
Je, tu, il marivaude
Le thème rappelle à s’y méprendre celui du Triomphe de l’Amour. Une jeune femme, accompagnée d’une suivante-confidente, se déguise en homme pour parvenir à forcer les barrières mises par deux adultes, un homme et sa sœur, et se faire aimer du jeune homme qu’ils considèrent comme leur fils et protègent de toute intrusion extérieure. Pour ce faire, le garçon qu’elle est devenue séduit la sœur tandis que, sous sa défroque de fille, elle s’empare du cœur de l’homme. Elle parvient à ses fins avec le jeune homme tout en acceptant des mariages avec chacun de ses soupirants. C’est alors que le pot-aux-roses est découvert. Y aura-t-il des dindons à la farce ? Les conclusions diffèrent…
D’un marivaudage à l’autre et d’une époque à une autre
Là où Marivaux met en scène un philosophe qui se protège des tumultes du monde, Emmanuelle Bayamack-Tam nous introduit dans la retraite d’un gourou qui protège jalousement sa communauté de tout attachement préjudiciable au simple bonheur de vivre dans la nature. Car, c’est bien connu, les femmes, ça fout le bazar… Nous sommes dans l’univers clos de la communauté dont les maîtres-mots pourraient être sagesse intérieure et développement personnel – des poncifs d’aujourd’hui qui traînent dans les innombrables ouvrages qui paraissent sur le thème de l’accomplissement de soi – et les personnages s’y débattent dans le marigot de la confusion des affects amoureux. On y parle végétarisme et petites fleurs et le valet devenu bègue retrouve une langue fluide pour disserter sur le paysage sentimental des bouquets. Quant à Léonide devenue Phocion, lancée dans sa conquête tous azimuts sous l’appellation épicène de Sasha, hybride mi-fille mi-garçon, c’est sac au dos et en short qu’elle se présente à nos yeux.
Une histoire de notre temps
Dans son passage à travers le filtre contemporain, la langue y a gagné de la verdeur et des expressions d'aujourd'hui. Lorsque Saha, qui a réussi son opération séduction, qualifie de fous ceux qui se sont laissé abuser, elle les accuse de « fuir du carafon ». Le spectacle intègre, à voix fausse, les refrains qui font chavirer les jeunes filles, les succès éternels des chansons d’amour, Laisse-moi t’aimer et compagnie. Arlequin, qui a gardé son nom, s’est mué en trublion en short de satin et bretelles pailletées, mais il reste grivois, toujours farceur et clairvoyant. Corine-Hermidas devenue Carlie, la fidèle servante, a pris l’allure coquine d’une ravissante idiote, peu farouche, à la voix flûtée. On se lutine, on s’agace sans gêne, on appelle un chat un chat et une chatte une chatte. Même si l’intrigue elle-même, une fille qui se déguise en garçon pour s’introduire dans une communauté – peut paraître aujourd’hui obsolète, les thèmes que développent la pièce sont eux, éminemment de notre temps. Entre communauté et secte à la frontière incertaine, la pièce nous ramène à des actualités récentes. Lorsque Sasha plaide la cause de son déguisement en déclarant que les filles en garçons ont cessé d’avoir peur ou qu’elle se joue des différenciations de genre, elle ne fait guère que s’inscrire au cœur des débats d’aujourd’hui. Homosexualité, bisexualité, hétérosexualité sont devenus des thèmes mis sur le terrain de la chose publique.
Un spectacle épatant
La conception de l’espace répond à merveille au huis clos de celui de la communauté. Les panneaux vitrés autour desquels les personnages se glissent et ondoient renvoient à la fluidité et à la porosité dedans-dehors qui caractérise l’ambiguïté permanente des situations. La pièce restitue avec justesse l’insolence salutaire des jeunes générations, la fougue de la jeunesse, ses enthousiasmes et ses excès. Les comédiens y vont à fond, sans souci de la nuance psychologique ou de la « torture » intérieure des personnages. Ils se jettent dans cette arène où s’affrontent, d’une certaine manière, les générations. Dans l’arène où les clowns accumulent les bévues, ils forcent le trait, poussent la farce aussi loin qu’ils le peuvent. Ils sont infiniment vivants, réactifs, excessifs et cela est réjouissant. Too much, c’est ici très bien…
A l’abordage ! d’Emmanuelle Bayamack-Tam d’après le Triomphe de l’Amour de Marivaux
Mise en scène : Clément Poirée
Avec : Bruno Blairet (Kinbote), Sandy Boizard (Theodora), François Chary (Arlequin), Joseph Fourez (Dimas), Louise Grinberg (Sasha), Elsa Guedj (Carlie), David Guez (Ayden).
Collaboration à la mise en scène Pauline Labib-Lamour. Scénographie Erwan Creff. Lumières Guillaume Tesson assisté d'Edith Biscaro. Costumes Hanna Sjödin assistée de Camille Lamy. Musique et sons Stéphanie Gibert assistée de Farid Laroussi.
Théâtre de la Tempête, Cartoucherie de Vincennes – 75012 Paris
Du 11 septembre au 18 octobre 2020, du mardi au samedi 20h, dimanche à 16h.
Tél : 01 43 28 36 36. Site : www.la-tempete.fr