21 Mai 2020
De l’Espagne postfranquiste du film qui l’inspire à l’Allemagne de l’Est post-RDA, ce thriller politico-psychologique superpose à l’enquête attendue autour d’un double meurtre d’adolescentes le portrait d’un pays en proie à l’inquiétude de la réunification.
Une ligne droite tracée au cordeau dans un paysage d’une platitude où les seuls reliefs qui se dessinent sont quelques plaques de neige qui subsistent dans un décor détrempé d’eau où le regard s'égare et se perd. Une automobile la parcourt. La lumière, blême, renforce la sensation d’un pays à l’abandon, où se dressent pour tout monument des cheminées d’usine. La rouille s’est emparée du métal et la lèpre des murs dans ce paysage qui dit la désolation. La route, elle mène un policier de l’ex Allemagne de l’Ouest vers l’ancienne RDA où il doit enquêter avec un collègue du cru sur des disparitions inexpliquées d’adolescentes. Nous sommes en 1992. L’Allemagne de l’Est vient, après un demi-siècle ou presque de séparation, de rejoindre l’autre moitié du pays.
La transposition d’une histoire située dans l’Espagne postfranquiste
L’argument tire son origine d’un film espagnol d’Alberto Rodríguez et Rafael Cobos, la Isla mínima, tourné dans les marais du Guadalquivir, qui obtint en 2014 dix prix Goya. Situé au début des années 1980, peu après la mort de Franco, la Isla met en scène deux policiers, l’un venu de Madrid, l’autre andalou de souche, aux comportements antagonistes. Contrebande, braconnage, collusion de la police avec un potentat local, drogue et sexe forment le soubassement de ce thriller où la loi du silence et le poids du passé règnent dans ce marécage d’une Andalousie postfranquiste…
À l’été moite et écrasant de l’embouchure du Guadalquivir, Christian Alvart substitue l’hiver d’un plat pays continental proche des frontières de l’Est. Les policiers espagnols sont devenus des Allemands venus des deux côtés du pays, de l’Ouest et l’Est. Vingt ans séparent la temporalité des deux films. Si la trame reste similaire, le traitement en fait autre chose qu’un remake : un film dans la lignée de ces films tournés en ex-RDA qui mettent en scène le mal-être d’un pays qui a perdu ses repères et peine à trouver sa place face à une Allemagne de l’Ouest dont la domination économique s’impose. Écrasé, fragilisé, minorisé, il n’a plus pour horizon que l’incertitude, la décrépitude et la désolation.
Un thriller sans adrénaline
Lands of Murders n’offre pas de scènes d’actions spectaculaires, de cascades abracadabrantesques ou de poursuites échevelées maintenant le spectateur en haleine tout au long du film. Même si quelques scènes accélèrent progressivement le cours de l’histoire, le parcours est tout autre. Dans des décors assez glauques, dans des éclairages de jour souvent blafards qui contrastent avec les scènes de nuit aux colorations rouges et au jeu accentué des ombres et des lumières, la lumière donne le ton pour recréer l’univers étouffant dans lequel évoluent les personnages. Les plongées et contre-plongées, les vues aériennes qui révèlent l’uniformité d’un décor naturel qui distille l’ennui et plaque sur lui les individus comme des têtes d’épingle sont autant de distorsions qui superposent à la trame de la recherche du meurtrier un deuxième texte, plastique, qui donne au contexte une valeur d’histoire.
Un thriller social
Même si film adopte un schéma classique d’histoire policière – la recherche du meurtrier amène nos deux inspecteurs à remonter dans le temps pour trouver d’autres disparitions inexpliquées de jeune filles – il ne cesse de s’écarter de la voie du polar. Peinture d’une micro-société fermée et étouffante dont certains personnages cherchent à s’échapper, retours sur un passé enfoui dans une gangue de silence, le contexte pèse de tout son poids sur l’investigation. À la recherche du ou des meurtriers et à la mystérieuse demeure qui abrite les viols et exactions avec leur galerie de personnages pourris et veules se mêle la revendication sociale, comme un arrière-fond obsédant. Dans la déréliction des mœurs s’imbrique le désagrègement social. Dans les usines désormais privatisées prospère une nouvelle génération de profiteurs venus de l’Ouest qui taillent sans merci dans l’emploi et les conditions de travail. Et avec elle le spectre des grèves et son cortège de violences et d’intimidations.
Un thriller psychologique
Un troisième thème vient croiser l’arrière-fond social et la recherche du meurtrier. Au-delà des collusions policières à haut niveau avec les nouveaux potentats, le film oppose deux policiers aux méthodes opposées. Le premier, qui vient de l’Ouest, est pétri des valeurs de sa société : contrôle du comportement policier, respect de la loi, non-usage des pressions physiques. L’autre a la matérialité épaisse d’une ex-Stasi toute-puissante dont les excès sont demeurés impunis et perdurent, une violence sans retenue qu’escortent le sexe et l’ivrognerie. À la petite taille du premier s’oppose la massivité du second. Au respect des règles de l’un répond la brutalité de l’autre. Et pourtant, l’histoire n’est pas aussi simple et leur relation révélera chez l’un comme chez l’autre une complexité d’attitudes qui ne se résume pas au seul stéréotype. Elle donne au film une épaisseur qui, avec la peinture sociale, déborde le cadre du thriller.
Avec son rythme lent, introspectif, Lands of Murders a la force de ces films inclassables qui entraînent le spectateur dans un labyrinthe où la notion de genre disparaît. On ne sait qui, de la planète ou de ses satellites, est le vrai centre. C’est ce qui donne au film cette saveur particulière qu’on apprécie…
Lands of Murder. Réalisation Christian Alvart. Sortie en salles le 29 juillet
Scénario Siegfried Kamml, Christian Alvart d’après l’œuvre originale d’Alberto Rodriguez et Rafael Cobos
Casting Suse Marquardt. Musique Christoph Schauer. Image Christian Alvart. Montage Marc Hofmeister. Son Florian Holzner, Daniel Weis, David Hilgers. Décors Tim Tamke. Costumes Ingken Benesch. Maquillage Sylvia Grave. Production Siegfried Kamml, Christian Alvart.
Avec : Trystan Pütter (Patrick Stein), Felix Kramer (Markus Bach), Nora Waldstätten (Katharina Kraft), Ben Hartmann (Richy Stein), Marc Limpach (Kalle Möller), Leonard Kunz (Kevin).