Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Arts-chipels.fr

Canción sin nombre. Entre culture quechua, mouvements révolutionnaires et bébés volés.

Canción sin nombre. Entre culture quechua, mouvements révolutionnaires et bébés volés.

La vision très sombre de la société péruvienne de la fin des années 1980 et des années 1990 que propose le film de Melina León met en scène une sordide histoire de trafics d’enfants volés à leurs parents dans une société répressive en proie au marasme économique.

Une femme enceinte grimpe à grand peine une dune de sable dans une atmosphère crépusculaire, noyée de poussière grise. Ses pieds s’enfoncent dans le sable. Ses pas sont lourds, ralentis. Du désert on ne voit que la pente, et cette baraque de bois aux planches disjointes où l’air et la lumière passent entre les interstices. C’est la cabane où elle vit. Elle se rend à la ville pour y vendre quelques pommes de terre et contribuer à assurer la maigre subsistance du couple silencieux qu’elle forme avec son mari. Ils appartiennent à la communauté quechua, ce peuple natif des Andes, ces premiers habitants du sol péruvien que les Espagnols asservirent. Ils s’expriment en quechua et pratiquent encore lors des fêtes les chants et les danses traditionnels de leur communauté.

© La Vida Misma Films

© La Vida Misma Films

Un film basé sur un fait divers avéré

Sur le marché, la radio diffuse une information sur une clinique qui accueille gratuitement les femmes enceintes au moment d’accoucher. C’est là qu’elle, Georgina, se rend lorsque vient le moment de la délivrance. Mais sitôt l’accouchement terminé, le bébé lui est enlevé et elle est mise dehors sans ménagement. L’enfant disparaît et les efforts de la mère pour le retrouver s’avèrent vains. Ce fait divers qui fait scandale au début des années 1980, le père de la réalisatrice, journaliste, le lui rapporte. Il enquête sur des rapts de bébés opérés avec la complicité des autorités, ces nouveau-nés qui font l’objet d’un trafic d’adoptions pour couples étrangers en mal d’enfant. Une opération juteuse sur laquelle les autorités ferment les yeux, quand elles ne sont pas impliquées.

© La Vida Misma Films

© La Vida Misma Films

Des droits humains bafoués en toute impunité

Le film, transposé une décennie plus tard pour prendre appui sur une réalité familière à la réalisatrice, raconte la longue marche vaine du couple, d’administration en service de police, avec chaque fois la même inertie complice et le même mépris face à la quête des parents qui, inlassablement, réclament justice et le retour de leur fille. Avec son obstination sans faille et sa timidité résolue, cette femme qui ne cesse de crier à la face du monde qu’on lui a volé son bébé attire l’attention d’un journaliste, Pedro Campos, qui décide de l’aider. Difficile recherche quand la clinique où l’accouchement s’est déroulé s’est évaporée, que ses occupants ont disparu sans laisser d’adresse et qu’il ne reste que des locaux vides. Peu à peu les pas de Pedro le mènent vers d’autres cas, d’autres femmes ayant perdu leur enfant. Le long du fil d’Ariane qu’il suit, il y a les politiques qu’il alerte, sans autre retour qu’une indifférence ennuyée, une esquive permanente. L’un d’entre eux lui susurre même que pour l’enfant, échapper à la misère noire de ses parents est une heureuse issue.

© La Vida Misma Films

© La Vida Misma Films

Une pluralité d’histoires qui concourent au portrait d’un pays

Le film tisse cette quête sur une trame sous-jacente qui émerge en courtes séquences tout au long du film. Un climat de répression omniprésent, une violence quotidienne rythmée par les irruptions du Sentier lumineux dans le paysage et les passages de soldats armés dans les rues. Vu d’Occident, peut-être en raison de la situation spécifique du Pérou, peut-être en fonction de nos propres œillères et grilles d’analyse, il est difficile de comprendre ce qui se joue durant cette période, qui sont les « bons » et qui sont les « méchants » dans ce climat de prévarication généralisée et alors que le pays fait face à une inflation galopante. Ce qui est sûr en revanche c’est que la violence, la corruption, la peur, le chantage ne sont que les multiples faces d’une même réalité. Entre 1980 et 2000, la lutte des groupes maoïstes du Sentier lumineux d’Abimael Guzmán et des révolutionnaires de Tupac Amaru avec les autorités s’est traduite par près de 70 000 morts et disparus. Parallèlement se noue une autre intrigue, individuelle celle-là : la relation amoureuse entre Pedro et un danseur et comédien dans un pays où l’homosexualité, non tolérée, est un sujet d’opprobre. Leur liaison constituera un moyen de pression brandi par le pouvoir lorsque les révélations du journaliste se feront trop embarrassantes.

© La Vida Misma Films

© La Vida Misma Films

À contrainte des corps et des individus, contraintes filmiques

Tourné en noir et blanc dans une atmosphère sombre et crépusculaire, le film adopte la « couleur » de la télévision de l’époque et un format 4 x 3 qui le rapproche de la dimension des écrans télévisuels. Cette dimension prend au piège les personnages dans un cadre étroit qui les enferme et les oppresse. Les gros plans de ce couple obstiné qui passe sans se lasser mais avec un désespoir croissant de bureau en bureau sont rendus plus dramatiques encore par les plans en plongée qui les rétrécissent ou par les scènes filmées de loin où ils semblent écrasés par le décor environnant, minuscules silhouettes prises au piège d’un décor vide qui les avale ou monolithes maladroits affrontés à la série de couloirs et de portes closes d’une administration dépourvue d’humanité qui les méprise et les broie.

© La Vida Misma Films

© La Vida Misma Films

Pérou du dehors, Pérou du dedans

« Au Pérou, nous ne savons pas ce que c’est que de vivre en temps de paix... L’ancien président du Pérou, Alan García Pérez, s’est tiré une balle dans la tête parce que la police venait l’interpeller pour corruption. Notre démocratie est fragile car dévoyée par des néolibéraux dogmatiques et des politiciens corrompus », écrit Melina León. Si l’on ajoute le mépris que professe la classe dirigeante pour les natifs quechuas – colonisation, pas morte, « il y a toujours un racisme profond au Pérou, de fortes inégalités et des gouvernements dysfonctionnels. C’est notre marque de fabrique… » –, dans ce monde-là il n’y a pas d’échappatoire. Toutes les voies mènent à la désespérance. Et le film le dit à travers ces plans superbes qui illuminent la pénombre en la rendant plus noire encore. Mais il dit aussi l’attachement profond à la langue et à la culture quechua, la beauté de ceux qui, au-delà du militantisme, refusent, simplement parce qu’ils sont humains, de se laisser glisser dans le moule qu’on a modelé pour eux. Film difficile, exigeant, à contrecourant du « grand spectacle », cette « chanson sans nom » aux multiples approches livre une vision intimiste mais en même temps éclatée d’une réalité dont la complexité ne se laisse pas enclore. Dans sa protestation impassible et muette traversée d’éclats de colère et de désespoirs en pluies, le beau visage de Georgina contient une énigme : celle du devenir de cette résistance envers tous les inacceptables.

Canción Sin Nombre - sortie en salles le 22 juin

Réalisation : Melina León

Scénario : Melina León et Michael J. White

Avec :  Pamela Mendoza, Tommy Párraga, Lucio Rojas, Maykol Hernández et la participation de Lidia Quispe

Image : Inti Briones.

Montage : Melina León, Manuel Bauer, Antolin Prieto. Musique : Pauchi Sasaki.

Producteurs : Inti Briones, Melina León, Michael J. White. Production : La Vida Misma Film. Une coproduction Pérou, Espagne, États-Unis et Suisse : La Mula Producciones, MGC, Bord Cadre Films, en association avec Torch Films. Avec le soutien du ministère de la Culture du Pérou, Programa Ibermedia, Icaa, Jerome Foundation et la participation de TV Canarias, Punto.Pe. Distribution France : Sophie Dulac Distribution

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article