3 Février 2020
Le film d’Elia Kazan, tiré de la pièce de Tennessee Williams, est resté dans toutes les mémoires. Ses ombres profondes et son érotisme incandescent, servis par un Marlon Brando qui crève l’écran et s’impose comme un sex-symbol ont imprimé un souvenir sulfureux et durable. Manuel Olinger choisit d’en livrer une version plus nuancée, qui rend justice au texte.
Un tramway nommé Désir est l’une de ces pièces de l’histoire du théâtre qu’on peut considérer comme effrayantes tant elles requièrent de la part des acteurs un engagement total, tant la bascule dans l’interprétation s’opère au détail près, dans une inflexion de voix, une attitude trop marquée, une déviation légère qui renverse l’équilibre du spectacle et donne à la pièce un autre sens.
Un monde de perdants
Blanche Dubois débarque à l’improviste chez sa sœur Stella, qui vit à l’étroit avec son mari, un ouvrier d’origine polonaise, dans un petit deux-pièces. Kowalski n’est pas précisément le mari idéal. Son horizon se limite au sport et aux parties de poker qu’il organise avec ses amis. Fruste, brutal lorsqu’il a bu, il forme avec Stella un couple désassorti, mais un couple tout de même. Il accueille Blanche d’autant plus mal que celle-ci annonce la perte de la propriété familiale, mangée par les créanciers. Blanche et Stella viennent d’un milieu aisé et Blanche ne manque pas une occasion de faire remarquer à Kowalski qu’il leur est inférieur.
Blanche ne rend pas une visite de courtoisie à sa sœur. Les investigations menées par Kowalski le conduiront à démonter l’image de victime expiatoire qu’elle se donne. La femme vieillissante et pleine d’affèterie tout en minauderies, en fourrures et en robes du soir qui prend la pose et vampe tout ce qu’elle côtoie a été compromise dans un détournement de mineur, chassée de son poste de professeur et contrainte à la fuite. Sa sœur est le havre de la dernière chance et le salut se matérialise pour Blanche sous la forme de l’ami de Kowalski, Mitch, qu’une mère omniprésente et omnipotente freine dans ses velléités de trouver l’âme sœur. Dans la touffeur moite et lourde de la nuit traversée d’airs de jazz de la Nouvelle-Orléans, tous sont, à leur manière, des losers qui tentent de se raccrocher à un espoir de vie « normale » pour ne pas sombrer.
La valse triste des amours rétrécies
Faute de grive, on mange du merle. Stella, en dépit de l’attitude machiste et de la violence de Kowalski, a décidé qu’il était sa solution. Blanche, dans ses amours, est tout aussi misérable et marquée par l’échec : son premier amour, qu’elle chérissait éperdument, était homosexuel et l’issue de leur rencontre tragique. Parce qu’elle a besoin de se caser, elle jette son grappin sur Mitch, que sa différence d’âge avec Blanche ne rebute pas. Mais Mitch comptabilise son amour à l’aune de l’acceptabilité par sa mère ; Blanche, pour lui plaire, doit être pure, « blanche », présentable. La femme flétrie qui s’est prostituée pour vivre et a fréquenté les hôtels louches que Kowalski lui dévoile le fera fuir. Dans l’atmosphère irrespirable qui se densifie au fil de la pièce, la tension dans laquelle l’érotisme et sa pulsion morbide ont leur part va crescendo. Mais au bout de ce tramway nommé Désir ne se trouve qu'une voie sans issue, une dead end. Tous en sont pour leurs frais : Kowalski, qui aurait bien aimé s’élever dans l’échelle sociale grâce aux biens supposés de Stella, Blanche dont le vernis craque de partout qui, comme ultime viatique, pousse Kowalski à la baiser et Mitch qui retourne à son univers étriqué bordé par sa maman. Seule Stella qui se cramponne à son mariage et à son enfant à naître veut encore y croire. Mais sans illusion.
Un caractère autobiographique prononcé
La pièce de Tennessee Williams est imprégnée d’une violence que l’auteur tire de son expérience personnelle. Son père, représentant de commerce ivrogne et joueur de poker, fit vivre à sa famille une existence misérable en perpétuels changements de domicile, le tapage de la maisonnée Williams indisposant les voisins. Il voyait d’un mauvais œil ce garçon souffreteux préoccupé d’écriture qui découvrit lors d’un voyage ses pulsions homosexuelles. Il y a dans ce texte des accents de vérité qui le démarquent de la fiction pure. Ce qui est en jeu n'est pas que le théâtre, il engage autre chose, qui met en jeu le réel.
Une lente dérive à la frontière de la folie
À travers ses mimiques empruntées et ridicules, Blanche tente, obstinément, de lutter contre un destin en embuscade. Elle se raconte des histoires, elle veut les faire croire aux autres avec l’énergie de la dernière chance. Elle se débat, s’invente une vie rêvée pour lutter contre l’inacceptable. Pitoyable, elle est attendrissante dans sa tentative désespérée de tenir la tête hors de l’eau, de vouloir être ce qu’elle n’est pas, d’échapper à la flétrissure qui s’attache à ses pas. Dans le lent glissement vers la folie qui est pour Blanche le refuge ultime contre les blessures de ce monde, contre cette vie qu’elle ne parvient pas à plier à ses désirs, on retrouve de l’expérience vécue, une saveur amère d’authenticité qui ne trompe pas. La propre sœur de Tennessee Williams, à laquelle il était très lié, schizophrène, fut internée par ses parents et l’ombre de la folie rôde comme un danger qui menace l’auteur.
Le porte-drapeau de l’Actor’s Studio
Un tramway nommé Désir apparaît comme la manifestation éclatante de l’enseignement dispensé par l’Actor’s Studio. Fondé en 1947 par Elia Kazan, Cheryl Crawford et Robert Lewis, l’école a pour ambition d’aider les acteurs à développer un jeu détaché des normes édictées en particulier par la production hollywoodienne. La formation de l’acteur s’inspire des théories du Russe Constantin Stanislavski qui prônent une identification physique, affective et psychologique de l’acteur à son personnage. Mais si l’Actor’s Studio reprend l’idée que l’acteur doit rentrer dans son personnage et en intérioriser les réactions jusqu’à les faire siennes, il s’écarte de l’identification. Lee Strasberg reprend à Stanislavski l’idée d’un jeu organique, lié à la vérité, mais laisse à l’acteur le choix de composer son personnage. Les exercices ont pour but de recréer par les sens la manière dont le comédien perçoit le personnage, ses réactions, ses affects, en utilisant sa propre expérience sensorielle, ses propres émotions pour se glisser dans la peau du rôle et le faire exister. Une tension qu’on retrouvera chez Marlon Brando mais aussi chez James Dean, Montgomery Clift ou Elizabeth Taylor.
Un tramway nommé Désir, pièce où se mettent à nu les pulsions, réprimées ou exprimées, en synthétise les enseignements. Huis clos étouffant et délétère où se débattent des personnages sans avenir, il exige des comédiens qu’ils ne donnent pas de la pièce une lecture univoque, qu’ils ne s’engouffrent pas dans un sens, unique. Le Tramway est tout à la fois un drame social, l’irruption du désir dans un monde régi par les interdictions, une collection de portraits individuels marqués par l’échec et la description au scalpel d’un cheminement vers la folie. La mise en scène de Manuel Olinger n’écarte aucun de ces aspects, et les acteurs parviennent à passer au large du pathos larmoyant pour atteindre la dimension hors norme du spectacle. Car la pièce de Tennessee Williams ne se laisse pas apprivoiser, domestiquer. Elle est pur-sang. La complexité du personnage de Blanche, éclipsée dans le film de Kazan par l’érotisation torride que lui conférait la présence de Marlon Brando, est ici restituée. Sa mythomanie et son lent glissement vers la folie se doublent du message que délivre Tennessee Williams à travers elle : « Je ne veux pas de réalisme. Je veux de la magie […] Je ne dis pas la vérité, je dis ce que devrait être la vérité. Et si c’est un péché, alors que je sois damnée ! » Dans les ombres du soir qui s’allongent et font renaître les fantômes de nos désirs se niche comme une fleur éclose au milieu du fumier : la poésie.
Un tramway nommé Désir de Tennessee Williams. Adaptation de Pierre Laville
Mise en scène : Manuel Olinger
Avec : Julie Delaurenti (Blanche Dubois), Manuel Olinger (Stanley Kowalski), Philipp Weissert ou Gilles-Vincent Kapps (Harold Mitchell), Jean-Pierre Olinger (Steve Hubbel), Tiffany Hofstetter ou Muriel Huet des Aunay (Stella Dubois)
Du 14 janvier au 12 avril 2020
Du mardi au samedi à 21h, le dimanche à 19h
Théâtre La Scène parisienne, 34, rue Richer – 75009 Paris
Tél. 01 40 41 00 00 Site : www.tlsp.paris