17 Février 2020
La présentation des collections de dessins italiens de la Renaissance et du baroque de la Fondation Custodia, croisée avec l’œuvre de deux graveurs contemporains, Anna Metz et Siemen Dijkstra, propose un questionnement sur le dessin tout à fait passionnant.
La Fondation présente 85 des 600 dessins italiens de la Renaissance et du baroque de la collection Frtiz Lugt. Elle croise ce parcours avec celui de deux graveurs contemporains, Anna Metz et Siemen Dijkstra. Une confrontation fertile qui renvoie dos à dos la représentation humaine dans le dessin de la seconde moitié du xve siècle à la fin du xviie, et la perception de la nature et du paysage par des artistes « figuratifs » contemporains.
Filippino Lippi (Prato v. 1457 – 1504 Florence), Trois études d’un jeune homme portant un manteau. Pointe d’argent et rehauts de blanc sur papier préparé rose. – 205 × 277 mm Fondation Custodia, Collection Frits Lugt, Paris, inv. 5816
Studi & schizzi, études et esquisses en Italie entre 1450 et 1700
Le voyage dans le temps proposé par la Fondation nous ramène à ce moment de l’histoire de la représentation où la manière de voir le monde change de manière radicale. À l’art du Moyen Âge, tributaire non du réel mais de codes soumis au dogme religieux et aux contraintes esthétiques qu’il impose, succède un nouveau mode de perception où l’Homme, magnifié, apparaît comme le centre du monde, et non plus comme le donateur en prières représenté dans un coin du tableau. Cette révolution de la pensée a pour corollaire une révolution esthétique. À la hiérarchie divine succède la représentation du monde tel qu’il est, vu à travers les yeux de l’Homme, et la peinture ambitionne de témoigner de ce que l’œil perçoit, dans une vision en perspective où proche et lointain doivent correspondre à notre perception, où ombres et lumières vont découper l’espace, où la « vérité » des personnages et de leurs attitudes devient fondamentale. Le dessin devient le vecteur privilégié de cette nouvelle manière d’envisager le monde qui nous entoure. Le portrait fait son apparition dans la peinture.
Alessandro Maganza (Vicenza 1556 – ap. 1632 Vicenza), Trois études de saints dans les nuages. Plume et encre brune, lavis brun. – 270 × 203 mm Fondation Custodia, Collection Frits Lugt, Paris, inv. 1973-T.44
Travailler sur modèle vivant
Pour saisir la vie qui les entoure, les artistes n’ont pas la tâche facile. Pour explorer l’anatomie humaine, il faut manipuler des morts, disséquer les cadavres, en passant outre l’interdiction de l’Église. Le modèle vivant devient un point de passage obligé de la création artistique. On pose au sein des ateliers, les dessins soulignent une expression du visage, recherchent le jeté d’un drapé, étudient les postures qui relient entre eux les personnages. Le carroyage vient au secours de l’agrandissement du format pour réaliser le tableau. Saisir la réalité, c’est fixer l’immédiateté de la vision, rechercher la vérité d’une scène : la position des mains qui traduisent une manière d’être au monde, une élévation du regard pour rendre compte d’une vision mystique, une torsion du corps pour dire le mouvement, mais aussi la crainte, le recul, le refus, l’horreur ou la dynamique d’un corps mû vers son objectif, la manière dont il se découpe dans la lumière. Les pièces présentées dans l’exposition sont ainsi rassemblées thématiquement : le potentiel expressif des détails anatomiques, les groupes de figures et leurs liens, le cadre dans lequel s’inscrivent les dessins (plafonds, niches…) et le jeu des lumières et des ombres.
Federico Barocci (Urbino v. 1526/35 – 1612 Urbino), Tête d’un homme barbu, inclinée vers le bas, et étude de main. Pierre noire, sanguine et craie blanche. – 407 × 269 mm Fondation Custodia, Collection Frits Lugt, Paris, inv. 472
L’artiste et son modèle
Il faut voir dans ces études plus qu’un exercice de travail : un art en train de naître, une Idée qui cherche sa matérialisation dans le monde plastique, une impression, parfois fugitive, que l’artiste voudrait transmettre, la fugacité d’un instant qu’on voudrait saisir avant qu’il ne s’échappe, avant qu’il ne se dissolve dans le temps qui passe. En ce sens, ces dessins nous apprennent souvent autant, sinon davantage, sur leurs auteurs que les œuvres achevées. Là ils ne sont pas contraints par les codes en vigueur, là ils peuvent aller plus loin dans cette formation de l’idée et préfigurer l’œuvre à venir. Les « schizzi », les esquisses, préparatoires à l’œuvre nous renseignent sur la mise en perspective du propos et l’exposition ajoute, près du cartouche d’identification de l’œuvre, une reproduction de l’œuvre picturale achevée pour nous permettre de mesurer le chemin parcouru. La différence entre le mouvement premier de l’esquisse, parfois raturée ou rééquilibrée, redessinée, revue et affinée, et la version finale est éclairante. Elle témoigne de la démarche de l’artiste, de la dynamique qui va conduire à ce qu’on pourrait qualifier d’« immobilité » du tableau. Ces esquisses souvent plus parlantes que l’œuvre achevée sont plus vivantes, parce qu’elles montrent la création en train de se faire.
Federico Barocci (Urbino v. 1526/35 – 1612 Urbino), Tête d’un homme barbu, inclinée vers le bas, et étude de main. Pierre noire, sanguine et craie blanche. – 407 × 269 mm Fondation Custodia, Collection Frits Lugt, Paris, inv. 472
Le dessin passé au filtre de la gravure
En passant au contemporain, on plonge sans transition dans un univers où le dessin n’est plus le faire-valoir d’une œuvre mais devient art à part entière, où il existe pour lui-même à travers l’aventure de la gravure. Si l’on voulait parler de l’intervalle de temps qui sépare les origines du dessin de son devenir, on évoquerait le rôle de la gravure dans l’aventure de l’art, son utilisation comme vecteur de diffusion des œuvres à travers l’Europe avec l’invention de l’imprimerie, sa fonction de popularisation des œuvres et des artistes. Ceux qui, dès la Renaissance, ont accoutumé d’inscrire leur nom sur leurs productions, de signer, affirmant par là-même leur individualité, trouvent dans la gravure le moyen de se faire connaître. À l’autre extrémité, le rôle de medium d’œuvres reproductibles de la gravure conduira, d’une certaine manière, aux duplications du pop art. Mais tel n’est pas le propos d’Anna Metz et de Siemen Dijkstra. Tous deux ont fait de la gravure le sujet privilégié de leur recherche, un moyen d’expression exigeant et la projection de leur individualité d’artiste. Tous deux, à rebrousse-courant, ont conservé un rapport étroit avec la figuration. Tous deux, malgré des démarches divergentes, reviennent dans des registres différents à la contemplation de la nature.
Anna Metz, un demi-siècle à se nourrir de la réalité pour la transcender
Anna Metz, Vu d’en haut, 2004-2007. Eau-forte imprimée en couleurs sur Chine collé de ton clair. – 140 × 180 mm Fondation Custodia, Collection Frits Lugt, Paris (don J. P. Filedt Kok)
Si l’exposition d’Anna Metz recoupe ses quelque cinquante années d’exercice de la gravure, elle se concentre plus particulièrement sur les vingt-cinq récentes années de l’évolution de l’artiste, au moment où, détachée du souci de faire vivre sa famille, elle peut se consacrer à ce qui l’intéresse le plus, la technique de l’eau-forte. S’affranchissant de plus en plus du réel sans toutefois l’éliminer, elle crée, à partir de matrices gravées, des variations révélatrices du travail d’éloignement du réel auquel elle procède. Ses eaux-fortes, parfois animées d’impressions de couleurs apposées au tampon, ont la beauté fragile de l’éphémère, la fugacité de l’instant qui passe, estompe les contours, s’éloigne de la représentation réaliste et rend aux formes leur essence. Elles ont ce goût d’éternité d’un être-là qui s’impose, dans une infinie douceur, au-delà du visible.
Anna Metz, Potager, hiver, 2002. Eau-forte imprimée en couleurs. – 105 × 135 mm Collection de l’artiste
Les branches de ses buissons ont la délicatesse d’un objet de mémoire ténu jusqu’à l’oubli mais qui s’imprime dans la conscience, ses dunes de sable, à peine ponctuées d’accidents de terrain parfois créés en utilisant l’envers plus grumeleux de la plaque à graver de préférence à la surface uniformément lisse de l’endroit, sont des paysages abstraits dans lesquels bungalows et cabines sont devenus microscopiques surfaces de couleur qui viennent accidenter le regard. Les scènes de dégel ne laissent plus voir des choses que leur squelette, agencement de lignes et de taches où le bleu pâle, le blanc et le rouille créent une suite de signes dans un langage énigmatique. « Il faut du courage, dit-elle, pour ne pas contrôler son travail », provoquer le hasard et le laisser faire, expérimenter en s’éloignant de la certitude rassurante de ce qu’on voit pour se livrer aux dérives qu’offre l’accident, ouvrir la porte au chaos introduit dans le cours uniforme des choses. Dans l’épure à laquelle elle parvient, il y a quelque chose d’une vérité immanente qui nous hante tous.
Siemen Dijkstra, quand l’hyperréalisme touche au fantastique
Siemen Dijkstra, 1999 – 2017 – De Bork, 2017. Gravure sur bois en couleurs. – 380 × 820 mm Collection de l’artiste © ADAGP, Paris 2019 / photo : Bert de Vries, Beeldwerk
Tout autre est la démarche de Simen Djikstra. Là où Anna Metz efface le réel en l’estompant, Simen Djikstra le réinvente, le reconstruit, en fignole tous les détails et les augmente jusqu’au trop-plein. Rien ici n’est laissé au hasard dans ces gravures sur bois qui utilisent un procédé inhabituel. Point ici de plaque de métal mais une plaque de bois, unique, de quelques millimètres d’épaisseur, sur lequel l’artiste grave, étape après étape, les différentes zones encrées qui vont se superposer sur le papier. À l’inverse des estampes japonaises, l’artiste n’utilise pas plusieurs plaques, mais une seule, qui ne tolère pas le repentir et fait disparaître, au fil des passages, le processus de l’œuvre. Il faut qu’à l’origine, l’image, qu’il dessine directement sur la plaque de bois, possède, dans son imaginaire, une forme et une couleur déjà définies que les strates de creusement à la gouge révèleront. Le hasard est ici enfermé, mis en cage dans une vision qui n’a d’autre échappatoire qu’elle-même. Avec un soin maniaque et fascinant, Simen Djikstra râcle ses copeaux de bois sur la planche d’où naîtront ses paysages fantastiques, composés parfois de dix à dix-huit couches de couleurs successives superposées, donnant à l’image une présence matérielle très forte, en apparence élémentaire mais infiniment complexe dans son assemblage.
Siemen Dijkstra, À travers le Uithuizer Wad n° 2, Oude Westereems, 2012. Gravure sur bois en couleurs. – 405 × 870 mm Collection de l’artiste © ADAGP, Paris 2019 / photo : Bert de Vries, Beeldwerk
Une sensation étrange saisit le spectateur, proche de celle qu’on éprouve en contemplant les proliférations florales de Séraphine. Mais là où Séraphine crée des fleurs imaginaires, sans lien avec la réalité, les paysages de Simen Djikstra livrent un sentiment de réel, mais d’un réel outrepassé, rendu plus réel que le réel. Comme s’il faisait émerger de sa vision, lui aussi, l’essence du paysage, mais d’un paysage qui s’impose et qu’il nous impose, d’une certaine manière, dans le moindre détail. Ici l’artiste cherche sous la surface, en creusant le bois, la vérité de la nature et de la vie qu’elle porte. Avec une science de la gravure qui lui fait alterner dans une même œuvre estompages savants dans un lointain brumeux et premiers plans dont les détails nous sautent à la figure, l’artiste nous interpelle directement. Impossible de rester neutre devant ces branches qui se couvrent de mousse, ces champs détrempés par la pluie qui prennent des teintes argentées, ces arbres qui dressent leur verticalité sans fin vers un ciel invisible. Impossible de ne pas ressentir la majesté du chêne, dressé seul, fièrement dans un paysage réduit à une ligne. Nous sommes dedans, tout de glaise et d’argile. C’est vers la terre que se tournent nos regards avec ces horizons si réduits parfois que la lumière s’étouffe dans la touffeur de la végétation, ou qu’ils se perdent dans les méandres d’un paysage omniprésent. Et lorsque d’aventure le regard s’échappe, c’est pour saisir au premier plan une plante qui grimpe ou contempler à la surface de l’eau trois piquets dessinant un triangle invisible, dressés à l’assaut du ciel. L’homme est absent, presque toujours, de ce monde qui tourne sans lui. Seuls vestiges de sa présence, subsistent par moments, des images d’arbres qui vacillent le long d’une autoroute, les amas de glaise de la terre éventrée par la mise en culture, des chemins qui ne mènent nulle part. Un parcours impressionnant et solitaire, traité parfois en grands formats panoramiques, qui nous entraîne dans la Drenthe aux Pays-Bas comme sur les crêtes dentelées du Spitzberg, là-bas dans le grand Nord. L’artiste s’engloutit dans le paysage, et nous entraîne avec lui.
Siemen Dijkstra, Akrog Bugt. État de bien-être n° 7, 2017. Gravure sur bois en couleurs. – 350 × 420 mm Collection de l’artiste © ADAGP, Paris 2019 / photo : Bert de Vries, Beeldwerk
Une mise en ligne pour prolonger la visite
La fondation Custodia qui a acquis au fil des années de très nombreux dessins, ouvre aujourd’hui ses collections au public et aux chercheurs à travers un site en ligne. Dès le 15 février, elle présentera une base de données de l’ensemble des 600 pièces des collections italiennes de la collection Frits Lugt. Celle-ci sera progressivement complétée par d’autres parties. Au cours de l’année 2020, les dessins de Rembrandt et de son école y seront présentés. La base devrait, à terme, inclure la totalité des dessins de la collection. Une initiative porteuse de sens pour celui qui avait pour ambition de « servir l’histoire de l’art ».
Trois expositions à la Fondation Custodia :
Studi & Schizzi. Dessiner la figure en Italie 1450-1700
Anna Metz. Eaux-fortes
Siemen Dijkstra. À bois perdu
Du 15 février au 10 mai 2020, tlj de 12h à 18f sf lundi
Fondation Custodia – 121, rue de Lille – 75007, Paris
Site : www.fondationcustodia.fr, tél. 01 47 05 75019
Pour consulter la base de données des dessins :