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Arts-chipels.fr

Correspondance avec la Mouette. Quand l’amour se nourrit d’absence.

© Gabriel Kerbaol

© Gabriel Kerbaol

Dans le dialogue recréé sur scène des dix années de la correspondance entre Anton Tchekhov et la chanteuse Lika Mizinova, rassemblée et traduite par Nicolas Struve, se révèlent des à-côtés de la littérature qui changent notre regard sur Tchekhov et ouvrent sur une modernité qui décoiffe.

Pour tout décor, quelques chaises et des manuscrits empilés. Tchekhov entre et sème ses pages raturées, arrachées à la masse d’écrits accumulés au fil du temps. Celui qui est sorti, à la force de la littérature, de la pauvreté dans laquelle ses parents croupissaient a vingt-neuf ans – à quarante-quatre ans, il aura consommé toute son existence. Elle a dix-neuf ans, une beauté et une vitalité foudroyantes. Elle est l’amie d’une des sœurs de la nombreuse famille Tchekhov. Sa présence illumine les lieux où elle passe. Durant dix années, ils vont correspondre et se jouer, dans un style peu banal, le jeu de l’amour et de l’amitié.

© Gabriel Kerbaol

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Je vous donnerais une bonne talouche

Le ton est donné. Ces deux-là ne parleront pas vraiment d’amour, ou peu, sinon à phrases détournées, indirectes, même si la passion entre eux court en filignane. Ils s’amuseront l’un et l’autre à mener une bataille de polochons littéraire éminemment chargée de sensualité et de désir. Si elle commence par s’excuser de ne pouvoir parvenir au niveau d’excellence de l’écrivain reconnu, elle la modeste employée de la Douma à Moscou qui se cherche sans jamais se trouver et qui erre ensuite entre Berlin et Paris, croit trouver l’amour et repart seule, une enfant sur les bras, elle témoigne dans ses lettres d’une furieuse indépendance et d’une liberté de parole épatante en ce xixe siècle finissant. Elle annonce ces générations de femmes russes hors du commun que seront la poétesse Marina Tsvetaïeva et la romancière Elsa Triolet, l’inspiratrice d’Aragon. Espiègle, drôle, accrocheuse, volontiers provocatrice, elle titille l’écrivain, joue avec lui et se joue de lui. Sa fraîcheur insolente ne peut que séduire cet homme qui se considère déjà comme un homme fait.

© Gabriel Kerbaol

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C’est avec plaisir que je vous ébouillanterais

Tchekhov lui répond sur le même ton moqueur et décalé. Le « vieux jeune homme » aussi s’amuse, dans un style auquel ses pièces ne nous avaient pas habituées. Une légèreté non exempte de lyrisme et de météoritiques formules. Celui qui se qualifie de Midas, victime d’un désir trop ardent qui lui vaut des oreilles d’âne, s’adresse au « concombre de [son] âme » pour se languir de son absence. Il ne laisse pas moins Lika aller à sa guise, livrée à une errance qu’elle ne manque pas de lui faire porter : « Vous vous débrouillez toujours pour vous débarrasser de moi et me jeter dans les bras d’un autre », lui écrit « celle qui fut par vous rejetée ». Sans doute est-ce là le nœud de leur relation et de leur personnalité mutuelle : le refus d’affronter une réalité qui abîme, qui dénaturerait le mélange d’humour et de mélancolie, cette maladie de l’âme qui s’exprime en excès et les anime tous deux. Il y a dans leur dialogue autre chose que l’ordre de la vie. Écrire est une sublimation et leur correspondance le miroir imaginé de leur monde imaginaire. Consommer l’amour ne peut être que mortifère. Lika inspire Tchekhov. Il crée son reflet, la réincarne en Nina, dans la Mouette.

© Gabriel Kerbaol

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Sur les murs de nos lettres j’écris ton nom

C’est cette Mouette-là qui intéresse Tchekhov, celle dont on fait littérature, la « marâtre de mon âme », dit-il. C’est par elle que commence le spectacle, qui reprend des extraits de la pièce où Treplev fait le récit de la vie tragique de Nina. Dépouillée d’artifice, la correspondance s’installe comme un texte rendu à une énonciation quotidienne, débarrassée – en apparence – du théâtre. Il y a, il y va de la vie dans le jeu que mènent les personnages. Et lorsqu’ils écrivent sur les murs, c’est avec de l’eau qui s’évapore comme parfum envolé sitôt qu’apposé. Cette vie rêvée s’exprime dans le corps-à-corps amoureux qui mêle les personnages sur la scène, les fait en de courtes séquences intercalées se rouler l’un sur l’autre, se lover l’un en l’autre. Chorégraphie muette de l’imaginaire qui s’invite au banquet, elle vient interrompre le cours de la correspondance comme l’expression du désir inassouvi qui traverse les personnages. « Les chants des hommes sont plus beaux qu’eux-mêmes, plus tristes, plus durables », chantait Nazim Hikmet. Et les amours contées d’Anton Tchekhov et de Lika Mizinova plus pérennes que le cours du temps…

Correspondance avec la Mouette

D’après la correspondance entre Anton Tchekhov et Lika Mizinova

Traduction, adaptation, mise en scène Nicolas Struve

Geste scénographique Georges Vafias

Lumières Antoine Duris

Chorégraphie Sophie Mayer

Avec David Gouhier, Stéphanie Schwartzbrod

Du 24 août au 9 octobre 2021, mar, jeu. et sam. à 21h (sf le 04/-09

Théâtre de la Reine blanche – 2bis passage Ruelle – 75018 Paris

Tél. 01 40 05 06 96. Site : www.reineblanche.com

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