25 Janvier 2020
Il est de certains concerts où l’on se sent comme en apesanteur. Celui qui rassemblait l’Israélien Ariel Lanyi d’un côté et les Japonais Keigo Mukawa et Kyohei Sorita de l’autre fut de ceux-là. Un grand moment d’émotion.
Un petit vent de Russie soufflait dans le programme entre Schubert et Rachmaninov, avec le troisième des Moments musicaux de Schubert, qualifié d’Air russe par ses éditeurs, et la Suite pour deux pianos n°1 op. 5 de Rachmaninov. Entre les deux, rien moins que l’heure consacrée aux Variations Diabelli de Beethoven.
Ariel Lanyi, une maîtrise époustouflante
Enfant prodige du piano, Ariel Lanyi écume les salles de concert depuis son plus jeune âge. Il n’est pas qu’un maître absolu ou presque de ses doigts. Chez lui, la musique prend corps. Elle est la vie déversée sur l’écran blanc strié de noir du clavier. « La vie, dit-il d’ailleurs, c’est comme un piano. Ce que vous en retirez dépend de la manière dont vous en jouez. » Et la réciproque s’applique chez lui. Les trois premiers Moments musicaux ouvraient son programme. Ces œuvres composées à la toute fin de la vie de Schubert et publiées l’année de sa mort en 1828 forment comme une synthèse expressive de l’œuvre du compositeur. On y retrouve, condensées, les lignes caractéristiques de l’œuvre : un lyrisme sans épanchements ni excès, une apparente simplicité, une subtilité de l’écriture liée à un sens de la mélodie parfois traversée d’orages sourds, de plaintes rentrées, l’expression d’une souffrance secrète. Dans leur diversité, les trois premiers moments expriment la mélancolie que saisit Schubert devant ce monde qui va s’éteindre pour lui. Les sons tournent et s’évaporent dans l’air du soir où l’on s’interpelle à travers la montagne et l’on croit voir passer un chariot lourdement lesté de foin. Lui succède une longue plainte élégiaque, une poésie triste qui étouffe ses cris avant que ne s’installe ce qui a tout d’une danse populaire, ce peuple que les romantiques ont tant chanté. Ce morceau si simple en apparence ne serait rien si ne frémissait derrière l’émotion, à fleur de peau, dans le simple poids des doigts sur le clavier. Ariel Lanyi en rend toutes les nuances et nous emmène, entre deux remontages de lunettes sur le nez qui lui servent à lire une partition inexistante, dans ce paysage de l’âme que dépeint Schubert.
Diaboliques Variations Diabelli
L’histoire des Variations Diabelli est connue. Compositeur d’une valse sans véritable intérêt, Diabelli propose, dans la bonne tradition de l’époque, une sorte de joute musicale à partir de son thème à d’autres compositeurs. Une proposition assortie de monnaie sonnante et trébuchante qui provoque la colère de Beethoven. Au final, au lieu d’une variation, il en livrera trente-trois, toutes en rupture de style, de ton, tantôt lentes et tantôt rapides, tantôt comme chuchotées et tantôt assénées, parfois polyphoniques, parfois à la limite de la dissonance où syncopes et modulations prennent place dans un paysage alternant pianissimi et forti. L’agacement de Beethoven est sensible au début et la marche martiale qui succède au thème de Diabelli sonne comme une critique de la pauvreté de l’air. Au fil du temps, Beethoven s’affranchit du motif et de l’exercice de style pour développer des variations personnelles, plus sombres et entachées de tristesse, qui sont à l’image de « ce sourd [qui] entendait l’infini » pour reprendre les termes de Victor Hugo. Chacune des variations est comme un état d’âme en saute de vent, changeant et capricieux, avec son style propre, sa logique et sa rythmique. Pour répondre à chacun d’entre eux il faut à l’interprète beaucoup de finesse pour se couler dans ces morceaux qui sont chacun un monde. Pari réussi, en tout cas pour Ariel Lanyi.
Le Japon, la Russie au cœur
Keigo Mukawa et Kyohei Sorita ont décidé de faire un bout de route concertante en jouant ensemble à deux pianos. Le choix de Rachmaninov ne doit rien au hasard. Kyohei Sorita, qui a fait ses études musicales au Conservatoire Tchaïkovski de Moscou a en effet l’âme russe chevillée au corps. Pas banal pour un Japonais mais pas étonnant dans ce contexte que les recouvrements de tonalités des carillons des églises russes résonnent en lui comme la musique de Rachmaninov célébrant Pâques dans le dernier mouvement de la Suite pour deux pianos n°1. Perpétuellement en mouvement, lyrique, enlevée, la Suite, écrite par un compositeur de vingt ans plein de fougue, exige de ses interprètes une complémentarité parfaite menée sans temps mort. Keigo Mukawa, 2e prix du concours Marguerite Long, nous avait déjà montré ce qu’il était capable de faire. Kyohei Sorita, qui a pour ambition d’« offrir du rêve » à ceux qui l’écoutent, montre une sensibilité au moins égale. Le résultat est enthousiasmant et on attend avec impatience la suite de leurs aventures…
Animato, association soutenue par l’École normale de musique de Paris/Alfred Cortot, la Fondation Zygmunt Zaleski, la Bienvenue française, la Fondation Orpheus (Suisse), la Fondation Seymour Obermer et Yamaha, a pour ambition de faire découvrir les jeunes lauréats des concours internationaux de piano, des jeunes gens qui, par leur maîtrise pianistique et la qualité de leur interprétation, laissent augurer de grandes choses. Comme toutes les animations, elle a besoin de soutien financier ? Si ses concerts sont gratuits, une urne est disposée à la sortie pour recevoir les dons. On peut aussi, bien sûr, adhérer à l’association.
►Ariel LANYI (Israël) - Premier Prix du Concours International "Grand Prix Animato 2017"
Schubert Moments musicaux op.94 N°1,2 et 3: https://www.youtube.com/watch?v=Y3UFkAzx9HA
Beethoven Variations Diabelli op.120
►Keigo MUKAWA (Japon) - 2e Prix Marguerite Long 2019
Kyohei SORITA (Japon) - Premier Prix Città di Cantù (Italie, 2015)
Rachmaninov Suite pour deux pianos n°1 op. 5
Prochain concert : 4 février 2020 à 20h
Salle Cortot – 78 rue Cardinet – 75017 Paris