4 Décembre 2019
Il n’y avait pas eu de vraie rétrospective de l’œuvre de Hans Hartung depuis 1969. Les remises en cause successives de l’art et de la peinture dans les dernières décennies du XXe siècle avaient éclipsé l’impact de cette œuvre solitaire considérée comme fondatrice de l’abstraction lyrique. L’exposition du musée d’Art moderne de la Ville de Paris permet de redécouvrir cette œuvre dans toute son étendue et de mesurer son évolution, des années 1920 à la fin des années 1980.
Précurseur de l’abstraction lyrique, Hartung n’a appartenu à aucun mouvement. Il ne s’est jamais érigé en chef de file, n’a jamais revendiqué d’autres filiations que celles de la peinture « classique », même si celle-ci se situe plutôt du côté de Goya et de Nolde que de Poussin et des impressionnistes. Abstrait, il l’a été dès l’origine tant sa manière d’être au monde est passée par cette transposition du réel sur un plan de lignes, de formes et de mouvements. Rattaché au courant de l’art informel, comme Fautrier, sans y avoir produit la moindre définition, il trace une voie singulière non exempte de tentatives diverses et d’évolutions.
L’abstraction comme fondement
Paris s’était affirmé dès le début du siècle comme le lieu de toutes les mutations de la peinture. C’est pourtant ailleurs que naît l’abstraction, en Russie, avec Kandinsky mais aussi avec Malevitch et son Carré blanc sur fond blanc et aux Pays-Bas où Mondrian dérive vers l’abstraction géométrique à partir de la représentation d’un parc à huîtres à contrejour. Le passage de l’impression à la sensation a mouvementé les esprits et entraîné les peintres vers une démarche créatrice qui les affranchit des codes du « réel ». Hartung, lui, ne renie pas le réel comme source d’information. Le jeune homme qui observe les étoiles et se repaît du spectacle de la nature y puise son inspiration. Mais celle-ci ne se traduit plus par une image immédiatement reconnaissable de la réalité, elle apparaît comme une forme de quintessence qui la sublime. Dès ses débuts, alors même qu’il interprète plus qu’il ne copie le 3 de Mayo de Goya dans une encre sur papier (1922, Fond. Hartung-Bergmann) où ne subsistent plus que quelques formes vagues mais dont l’expressivité du mouvement demeure présente, ou que son Grand Cheval (1922, Fond. Hartung-Bergmann) inspiré par Nolde explose en une symphonie de couleurs d’où le trait est banni sur un ciel mouvementé, « toujours, dit-il, je cherchais une loi, la règle d’or alchimiste du rythme des mouvements, des couleurs. Transmutation d’un désordre apparent dont le seul but était d’organiser un mouvement parfait, pour créer l’ordre dans le désordre, créer l’ordre par le désordre. En cela j’avais le sentiment de participer aux forces qui régissent la nature » (Autoportrait)
Un parcours de l’épure
Passé les premières influences et les quelques figurations du début des années 1920 qu’il réalise en copiant-adaptant les peintres qu’il aime, Hartung plonge dans l’abstraction. Ce sont des aquarelles lumineuses qui font fi de toute représentation du réel, toutes en taches de surfaces colorées qui se mêlent et se succèdent dans une composition qui n’a plus pour rythme qu’elle-même. Ce sont les craies noires sur papier où s’élabore ce vocabulaire du geste et cette dialectique du plein et du vide qui animera toute l’œuvre. Quand dans les années 1930, fuyant le nazisme, Hartung trouve refuge en France, il poursuit dans cette voie. Tracés d’épaisseurs variables révélant le mouvement qui les a fait naître tantôt comme esquissés et tremblants, tantôt dynamiques et assurés, distribution des zones franches et des estompages sur la toile composent un paysage mental que le spectateur repeuple de son propre imaginaire. Les œuvres, sans titre, portent une initiale qui dit leur nature – « T » pour « tableau » – suivie de l’année d’exécution et d’un dernier chiffre. À partir de 1932, en effet, pour des raisons essentiellement de coût des matériaux, Hartung travaille selon un procédé d’agrandissement avec mise au carreau. Le dernier chiffre indique le rang de l’œuvre : 2 pour deuxième version, par exemple. La célébrité et l’aisance venue, il abandonnera ce procédé pour peindre directement sur des toiles, y compris de très grands formats.
Accents espagnols
Hébergé par Julio González (dont il épousera la fille), Hartung réalise l’unique sculpture de sa carrière. Abstraite, elle portera l’empreinte de l’influence du sculpteur espagnol. Lorsque la guerre éclate, en 1939, Hartung s’engage au côté des Français dans la Légion étrangère. Blessé et amputé d’une jambe, il est démobilisé en 1940. Il revient un court moment à la figuration avec plus de trente têtes de petit format, hallucinées, balafrées, la bouche tordue dans un cri, les yeux agrandis de terreur. Ces visages aux couleurs vives entourées d’un cerne noir rappellent les personnages pris au piège du Guernica de Picasso. Après la guerre, Hartung minorera ce passage figuratif et les exposera peu. Ces gouaches annoncent cependant les thèmes formels qu’Hartung développera après 1945.
L’abstraction « lyrique »
Libérée de toute fonction, la ligne, noire, rythme de manière saccadée un espace désormais affranchi de toute référence au réel. Les toiles présentées par Hartung lors de son exposition personnelle à la fraîchement créée galerie Conti s’inscrivent dans la tendance nouvellement nommée de l’abstraction lyrique, qui consacre la modernité de l’artiste, libéré de tout embrigadement. Hartung y révèle sa prédilection pour le noir qui vient envahir les tableaux. Un noir vivant, où lignes et croissants colorés mordent sur la couleur, en laissant transparaître les vestiges. Dans les années 1950, il deviendra jets, vers le haut ou le bas, exploration du mouvement à l’état pur, libéré de toute relation à son soubassement.
Une exploration tous azimuts
La célébrité venue à l’aube des années 1960, Hartung ne reste pas sur ses acquis. Il expérimente de nouvelles manières de peindre. Il gratte, griffe la peinture, utilise des outils pour abraser le support, des pistolets à air comprimé pour pulvériser la peinture. En 1962, il va même jusqu’à ne recourir qu’au spray avec la série dite des « nuages » qui le tiendra occupé cinq années durant. Dans la seconde moitié des années 1960, ses couleurs se font « pop », acidulées. Hartung a toujours pratiqué la photographie, saisissant un paysage qui semble un agencement abstrait de zones claires et sombres, attentif à l’éclair qui zèbre de ciel, introduisant un trouble de la perception en ne photographiant que le reflet des arbres dans l’eau sans montrer le sujet qui les a fait naître, créant des visions lumineuses détachées du réel en travaillant sur le temps de pose, etc. En 1960, la revue Caméra, qui présente face à face ses travaux picturaux et photographiques, révèle la parenté qui existe entre ses œuvres.
Les dernières années : créer à distance
Vingt années séparaient la dernière rétrospective d’Hartung de la disparition du peintre en 1989. L’exposition comble le vide et vient boucler la boucle. Hartung s’est fait construire, selon un plan qu’il a conçu, une maison-atelier à Antibes noyée dans une oliveraie. Dans cet environnement apaisé, en contact permanent avec la nature, sa palette se fait plus chaleureuse, plus méditative aussi. Les jaunes acides et les couleurs froides se font plus discrètes et cèdent la place à des ocres et à des bleus. Le peintre expérimente de nouveaux médiums : la lithographie, la céramique, la gravure et la gravure sur bois. En matière de supports, le papier baryté accentue les effets de contrastes. Développant un principe apparu dans la décennie précédente, Hartung multiplie pour peindre l’usage des objets hétéroclites ; larges brosses, pinceaux multiples, tampons, balais de paille ou de genet, tyrolienne, pulvérisateurs de jardin ou de carrossier, voire même sulfateuse à vigne, etc. viennent modifier en profondeur des tableaux qui respirent la spontanéité et la vie. Les toiles produites dans cette période s’animent d’une vie infinie. Le balai de genet frappe et érafle une toile où se fondent à l’arrière-plan les teintes du ciel, de la terre et du soleil. Naissent les reliefs d’extraordinaires visions cosmiques dans les teintes gris-bleu, créées par le crépi retravaillé, griffé, maculé de blanc par des projections de peinture. Sur le fond récurrent désormais assagi, adouci, de jaune pâle et de bleu tirant vers le mauve, mais aussi d’ocre, de bleu nuit et de vert, explosent des projections de peinture, tantôt en filaments dessinant sur la toile un chemin mystérieux, tantôt en drippings laissant échapper des coulures qui forment un paysage. Cette dernière période à elle seule vaut qu’on se déplace pour la visite. L’esprit qui y souffle donne d’Hartung une vision plus lumineuse. Quant à la rétrospective dans son ensemble, elle offre un éventail d’œuvres très éclairant pour la compréhension de l’artiste.
Hans Hartung – La fabrique du génie
Commissaire : Odile Berluraux
Du 11 octobre 2019 au 1er mars 2020
Du mardi au dimanche 10h-18h, nocturne le jeudi jusqu’à 22h
Musée d’art moderne de la Ville de Paris – 11, avenue du Président Wilson – 75116 Paris
Tél. 01 53 67 40 00. Site : www.mam.paris.fr