12 Octobre 2019
Au-delà de la vision folklorique du peintre montmartrois amateur de music- hall et de maisons closes, la rétrospective du Grand Palais révèle un artiste aux multiples facettes emblématique de son temps.
Popularisé par ses affiches – le dépouillement très graphique et moderne de ses lithographies d’Aristide Bruant, du Chat noir, de Jane Avril ou de la Goulue lui valent, encore aujourd’hui, les faveurs du public – et par le cinéma – sa présence de petit homme à l’écran dans les deux versions de Moulin Rouge comme son apparition dans le film de Woody Allen, Minuit à Paris – sont un signe de sa persistance, Henri de Toulouse-Lautrec n’a cessé de rôder dans notre mémoire. Mais son image de buveur jusqu’à en perdre la raison et d’artiste volontiers provocateur – il se fait photographier nu sur la plage de Trouville, en mandarin asiatique ou en enfant de chœur barbu – masque la profonde empathie de son œuvre avec le monde qui l’entoure et son travail acharné à la marge des codes esthétiques de son temps. En une quinzaine d’années, il produit en effet pas moins de 737 peintures, 275 aquarelles, 369 lithographies et 4 784 dessins (sans compter les dessins érotiques) qui témoignent de la diversité de son génie.
Au Cirque Fernando : écuyère. 1887-1888, huile sur toile, 103,2 x 161,3 cm, Chicago, Art Institute of Chicago. © The Art Institute of Chicago
Une rétrospective éclairante
L’un des mérites de l’exposition du Grand Palais est justement de privilégier la diversité de sa production par rapport à ses aspects les plus spectaculaires. Elle nous met dans les pas de Toulouse-Lautrec, non seulement en évoquant ses années de formation et ses maîtres – dont le naturaliste Fernand Cormon – mais en faisant une place, au côté des thèmes de prédilection de l’artiste que sont le cirque, le bordel et le music-hall, à des portraits de ses amis, à son évocation de la vie moderne et au rôle de la photographie. Ce qui intéresse le peintre, ce sont les hommes et les femmes. Seule la nature est absente de ce parcours chrono-thématique qui laisse voir dessins et esquisses, lithographies dans leurs étapes successives, travail à la sanguine ou au fusain, peinture à l’huile ou à l’essence sur toile ou sur carton et même vitrail. Une diversité qui en dit long sur le touche-à-tout attrape-tout qu’était Toulouse-Lautrec.
Au Moulin Rouge. 1892-1895, huile sur toile, 123 x 141 cm, Chicago, Art Institute of Chicago. © The Art Institute of Chicago, distr. RMN-Grand Palais
L’impressionniste du « petit boulevard »
Aux impressionnistes, à défaut de surveiller pas à pas les évolutions fugaces de la lumière, il reprend la volonté de s’inscrire dans le temps présent, de témoigner de la vie moderne. Mais sa vie moderne, loin des salons chics, des dames à crinoline et des enfants jouant dans les jardins publics, s’enracine dans le ruisseau en suivant les oiseaux de nuit dandys qui hantent les coulisses des salles de spectacle, s’attablent dans les cafés, entourés de créatures outrageusement maquillées, s’enfoncent, comme le fait l’artiste, dans l’alcool et le tourbillon incessant des jupons et des rires, fréquentent les maisons closes. Mais les putains de Toulouse-Lautrec, ses pierreuses, sont pensives, absentes du monde dans lequel elles figurent. Le regard fixe, le rire éteint, elles sont ailleurs. Dans ce monde de l’excitation factice, la fée Électricité est passée par là et les lumières nocturnes brillent d’un nouvel éclat dans un univers de contrastes, où les éclairages donnent aux personnages une allure fantomatique, où la nuit est verte comme l’absinthe que le peintre mélange à du cognac, d’un vert profond que les Vénitiens n’auraient pas renié. Il ne s’intéresse d’ailleurs pas qu’à la nuit. Il voyage, s’émerveille devant la nouvelle vitesse, la fièvre vélocipédique et l’automobile sans oublier le cheval.
La Roue. 1893, huile et tempera sur carton, 63 x 47 cm, São Paulo, musée d’art de São Paulo. © Museo de arte de São Paulo / Photo João Musa
Saisir le mouvement
Ce qui frappe le spectateur, c’est le côté « jeté » de l’œuvre, une volonté de capter l’immédiateté non pour la figer mais pour en rendre le mouvement. Il ne s’agit plus de fignoler le tableau, d’en remplir chaque interstice de couleur, d’en soigner patiemment la composition, mais de s’emparer d’un moment dynamique et de rendre perceptible sa fugacité. En tracés rapides, sans repentir, avec une sûreté de trait époustouflante, Toulouse-Lautrec fixe en touches nerveuses au pinceau ou en mélangeant les médiums l’insaisissable du mouvement qui dessine sur l’œuvre des sinuosités et des masses cotonneuses et floutées qui sont comme les vapeurs de l’instant déjà enfui. Son évocation de Loïe Fuller aux Folies-Bergères (huile sur carton, 1893, musée d’Albi) est à cet égard exemplaire. Le personnage semble flotter dans l’air, aspiré vers le haut dans un mouvement fluide et enlevé. Dans ses compositions, rien n’est figé et le théâtre du monde s’encombre de personnages. Dans Au Moulin Rouge (1892-1895, Chicago Art Institute), un visage qui semble un masque nous fait un signe sur un bord d’image, la vie grouille à l’arrière-plan, le peintre passe au fond, au centre de l’image.
Yvette Guilbert. 1894, projet d’affiche, huile sur carton, 184 x 92 cm, Albi, musée Toulouse-Lautrec. © Musée Toulouse-Lautrec
Le populaire et le savant
Le même homme qui fréquente les maisons closes jusqu’à y avoir sa chambre, comme à la Fleur blanche, qui peut voir et croquer les prostituées au réveil, débarrassées de leurs sourires de circonstance, abandonnées à la fatigue d’une existence sans avenir, le regard vide, le corps abandonné, fréquente le salon « chic » de Misia et Thadée Natanson, les créateurs de la Revue blanche. S’y rencontre toute l’avant-garde non conformiste de l’époque, Bonnard, Vuillard, les Nabis et l’assez anarchiste Félix Fénéon. Produisant des dessins pour des feuilles de chou populaires autant que pour l’aristocratique revue, Toulouse-Lautrec est à l’aise dans les deux mondes. Au Mirliton, il croque Bruant, grosses bottes noires, chemise et cache-nez écarlates, immense cape noire et feutre noir à larges bords, qui crie à la foule des bourgeois nantis, pour leur plus grand ravissement, « la haine menaçante des pauvres et des révoltés et la douleur blottie dans les bas-fonds »… Dans les milieux huppés, il exhibe sa dégaine d’aristocrate de vieille famille qui peut vivre sans travailler et choisit en toute liberté les sujets qu’il traite, offre à la Revue blanche des couvertures ou décore la galerie de Samuel Bing, promoteur de l’Art Nouveau, de vitraux formant un programme qui rassemble avec lui Vuillard, Bonnard et Maurice Denis.
Rousse (la Toilette). 1889, huile sur carton 67 x 54 cm, Paris, musée d’Orsay. © Rmn-Grand Palais (musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski
Repenser l’art face à l’académisme
Toulouse-Lautrec brocarde l’art « officiel ». Se livrant à une parodie du Bois sacré de Puvis de Chavannes, il crée une copie d’aussi grand format que l’œuvre originale, que l’exposition met en regard. Non content d’y insérer une galerie de personnages très contemporains, hommes en haut de forme, en habit militaire ou en ouvrier, il se représente de dos, pissant ostensiblement comme pour dénier à l’œuvre toute valeur artistique. Mais il va au-delà, dans sa pratique artistique même. Il multiplie les cadrages insolites, place au premier plan des dos de personnages, noie un visage sous une chevelure, occupe l’espace avec un jupon virevoltant, choisit, pour représenter une maison close ou la Goulue, de très grands formats, analogues à ceux de la peinture d’histoire. Et lorsqu’il adopte une vision « classique » tel le portrait presque académique de son ami Gabriel Tapié de Celeyran soutenant sa thèse face aux professeurs Würst et Fournier (Un examen à la faculté de médecine, 1901, musée d’Albi) où le hiératisme des personnages et le travail de la touche évoquent Cézanne, la coiffe universitaire au coin à droite de l’image et la disproportion active des mains introduisent un hiatus dans le bel ordonnancement du tableau.
Un examen à la faculté de médecine. 1901, huile sur toile 61,5 x 80,5 cm, Albi, musée Toulouse-Lautrec. © Musée Toulouse-Lautrec
La lithographie, une épure japonisante
Toulouse-Lautrec manie avec un art consommé l’art de la lithographie. Ramenant le sujet à un ensemble de zones de couleur très contrastées, cernées par un trait, il oppose l’ombre et la lumière, n’hésitant pas à la silhouette grisée de Valentin le Désossé en ombre chinoise au premier plan tandis que la Goulue se tord les jambes devant un parterre de silhouettes noires debout (Le Moulin Rouge – La Goulue, 1891). À la manière de l’estampe, il définit espace et personnages en larges zones de couleur franche délimitées par un trait, travaille les formes jusqu’à l’épure. Les mains et bras gantés de noir d’Yvette Guilbert s’allongent démesurément, Jane Avril se tord en formes serpentines. Les lithographies rappellent le monogramme japonisant de l’artiste, cette manière graphique d’aller à l’essentiel.
Ainsi, à corps perdu, sur la mer mouvementée de la fin de siècle, Toulouse-Lautrec, tel un météore qui a brûlé la chandelle par les deux bouts, révèle, en peignant ce qui finit, un monde qui va naître, libéré des contraintes de l’académisme, où vitesse et mouvement vont trouver place dans un monde médiatisé.
Toulouse-Lautrec, résolument moderne
Commissariat : Stéphane Guégan (musées d’Orsay et de l’Orangerie), Danièle Devynck (musée Toulouse-Lautrec, Albi).
Scénographie : Martin Michel
Du 9 octobre 2019 au 27 janvier 2020, tlj sf mardi de 10h à 20h, mer., jeu., ven. jusqu’à 22h
Grand Palais – Entrée Square Jean Perrin – 75008, Paris
Site : www.grandpalais.fr, tél. 01 44 13 17 17