23 Octobre 2019
Le film de Waad al-Kateab et Edward Watts n’évoque pas seulement la vie d’un couple plongé au cœur du conflit en montrant de l’intérieur comment la guerre atteint les individus et les mine dans leur être même. Il reste aussi un vibrant plaidoyer de la lutte pour la liberté et nous interroge sur notre immobilisme.
Début des années 2010. Un peu partout dans le monde arabe, des protestations s’élèvent. Contre les conditions d’existence de plus en plus difficiles, contre un chômage devenu endémique, contre l’absence de liberté qui règne dans ces pays menés par des régimes autoritaires. Au premier rang de ce « printemps arabe », la jeunesse joue un grand rôle, en Syrie comme ailleurs. Parti du sud du pays, le mouvement d’opposition au régime de Bachar el Assad a gagné l’ensemble du territoire. À Alep, en 2011, la population s’insurge et prend les armes. C’est le début de cinq années de combat dans la relative indifférence des pays occidentaux, frileux à s’engager quand la Russie et la Chine pèsent de tout leur poids pour le maintien du régime.
Une ville asphyxiée mais combattante
Ils étaient architecte en herbe, étudiante en économie ou jeune médecin, ils défilaient dans les rues contre un régime liberticide. Enfermés dans Alep, ils vont se muer en activistes infatigables d’une solidarité du dénuement, en bâtisseurs d’hôpitaux de fortune, en instituteurs dispensant aux enfants un savoir libérateur au milieu du fracas des bombes, alors que les murs s’effondrent et que la course aux abris tient lieu de cours de gymnastique. Cinq années durant, ils accumulent des souvenirs à hanter toute une vie, les cadavres qui jonchent les rues, les enfants au regard vide qui errent sans parents, qui voient mourir leurs frères, les pères et les mères qui se demandent pourquoi la mort n’a pas voulu les échanger contre ceux qui sont partis. Ils sont un groupe et ils font front. Ils ont choisi le parti de la vie, ils se dévouent à la cause des autres. Ils sont devenus infirmiers, aides-soignants, trimbalant des corps blessés posés à même le sol, travaillant sans relâche à essayer de sauver ce qui peut l’être.
Un film pour témoigner aux yeux du monde
Laisser une trace pour ceux qui suivront, pour cette petite fille aux yeux grands ouverts née en plein cœur du conflit qui n’aura eu pour berceuse que des chansons mêlées aux rafales de mitraillettes ou aux éclats d’obus et à travers elle à tous ceux qui vivent à l’abri, dans le monde extérieur, tel est le propos de Waad al-Kateab, qui passe de l’étude de l’économie à un journalisme sauvage, filmant sans relâche ce qui se passe, et elle au milieu des autres. Car la vie continue au milieu des sirènes d’alerte. Elle tombe amoureuse, se marie et enfante dans l’angoisse de ce qui attendra ses petits. Caméra à l’épaule, parfois même seulement au portable, elle montre une vie qu’elle transmet comme elle peut afin que nul n’ignore ce qui se passe. Pas la « grande » histoire que diffusent les journaux mais ces petits riens du quotidien où l’on cherche le chemin du rire, où l’on se retient de pleurer pour ne pas abdiquer, où il faut chaque fois trouver la force d’écarter le lot de deuils que le jour apporte. On raconte aux enfants pour les endormir des histoires de morts qui s’en sont allés et les enfants décrivent d’une voix douce des spectacles macabres.
L’histoire en train de se faire
Wahad al-Kateab filme cette vie bouleversée, quand les bombes lâchées par les avions russes s’écrasent au sol dans un fracas soudain et terrifiant. Elle suit la lente asphyxie de la ville d’Alep pilonnée sans relâche, réduite rue après rue, avec une volonté de massacrer qui n’épargne ni femmes, ni vieillards, ni enfants. La caméra accompagne dans son mouvement cette fragmentation d’une vie réduite en miettes. Elle surplombe les champs de ruines, s’immisce dans le quotidien de la vie de l’hôpital de fortune créé par le mari de Wahad, contemple le va-et-vient frénétique de ces blessés sans nombre qu’on charrie et s’émerveille non sans inquiétude des vies qui naissent. L’image se perd parfois, la caméra s’agite dans l’urgence de la fuite, les contours s’estompent, deviennent flous. Dans la vraie vie, on n’a pas le temps de se pencher sur le cadrage quand il est question de la sauver, sa vie. On ne choisit pas, on court, et la caméra elle aussi cavale.
Vivre l’inacceptable
Point de pathos dans la manière de filmer ces salles d’opération de fortune dépourvues d’hygiène hospitalière, ces équipements qui semblent incongrus dans ces pièces où ils n’auraient pas dû être. La caméra regarde mais ne s’apesantit pas sur ces souffrances silencieuses, sur les plaintes et les colères d’une population exsangue, affamée, sur la difficulté quotidienne pour trouver du pain, de l’eau, des vivres que l’école rassemble pour nourrir les enfants. Elle ne s’insinue pas dans une quelconque psychologie des personnages, même si elle décrit au jour le jour la difficulté des conditions d’existence et le passage de l’euphorie des débuts à une angoisse de plus en plus persistante. Elle n’en est pas moins terrible, avec les longues traînées sanglantes et les mares de sang que laissent sur leur passage les blessés qu’on apporte et les morts qu’on recouvre. Il n’y a pas de compassion mais l’horreur, nue, sans artifice, d’une guerre sans ambition menée par un oligarque obtus qui sacrifie des individus, vivants, à son appétit de pouvoir. Broyés, ballottés, gazés, terrorisés parfois, ses victimes trouvent encore la force de rechercher le bonheur, de garder la volonté de faire face, d’opposer à la barbarie leur humanité. Il faut voir des films comme celui-là pour comprendre que la guerre ne se joue pas comme sur un écran vidéo ou dans une salle de cinéma – boum-boum, pan-pan, t’es mort jusqu’à la partie suivante – mais que c’est à l’intégrité des individus qu’elle touche. Elle ne se résume pas en jeux de stratégie et en déplacements de populations sur une carte mais constitue une somme tangible d’arrachements et de pertes, de traumatismes et de violences inutiles. La guerre n’est pas belle et elle n’est pas une abstraction.
La guerre, et après ?
Au-delà de ce monde de cauchemar vécu par des hommes devenus rats terrés dans des immeubles qui s’effritent chaque jour davantage au fil des cinq années du siège, l’actualité se rappelle à nous avec le défilé ininterrompu de migrants que nous connaissons aujourd’hui. Pour ceux qui ont dû quitter les lieux qu’ils aimaient, abandonner les objets qui offraient à leur quotidien un cadre chaleureux et rassurant se profile une deuxième épreuve : recommencer une vie de zéro sans balises ni repères, dans l’indifférence des autres au mieux, dans l’hostilité au pire, se reconstruire en oubliant ou en tentant de le faire ce qui s’est passé. Et pour nous, bien au chaud dans notre nid douillet, la question taraudante de notre passivité, de notre immobilisme.
Pour toutes ces raisons, on sort de ce film émouvant et terrible silencieux, avec la sensation d’avoir au creux du ventre une angoisse persistante. Mais aussi l’espoir que cette vision demeure présente pour que la barbarie de ces années noires ne se reproduise plus.
Pour Sama. Film de Waad al-Kateab et Edward Watts.
Réalisation - Waad al-Kateab et Edward Watts
Production - Waad al-Kateab, Raney Aronson, Ben de Pear, Nevine Mabro, Siobhan Sinnerton, George Waldrum
Image - Waad al-Kateab et Edward Watts
Montage - Chloe Lambourne et Simon McMahon
Son - Jez Spencer
Sélection Officielle Festival de Cannes 2019 - Séance spéciale L’Œil d’Or ; Hot Docs Festival, Prix Spécial du Jury du Documentaire International ; Meilleur documentaire au SXSW Film Festival, au Seattle International Film Festival, au Sheffield International Documentary Festival, au Lighthouse International Film Festival, au Newport Beach Film Festival, au RiverRun International Film Festival et au VC FilmFest - Los Angeles Asian Pacific Film Festival.