5 Octobre 2019
L’Opéra Bastille présente le fameux opéra-ballet de Rameau dans une mise en scène qui décoiffe, alliant une magnifique exploration de la musique et du chant et une chorégraphie résolument contemporaine qui dépoussière l’argument et le divertissement.
Fidélité et interprétation que d’aucuns puristes pourraient qualifier de trahison. Entre ces deux pôles oscille la mise en scène de Clément Cogitore qui ne fait pas, en l’occurrence, dans la demi-teinte. Les Indes galantes se muent, sous sa houlette, en terrain d’expression de notre temps sans sacrifier l’exigence musicale à une lecture qui la dévorerait.
Une histoire ? Non, des histoires
Les Indes galantes, créées par Rameau en 1735 en un prologue et deux tableaux et enrichies l’année suivante de deux autres tableaux pour répondre aux demandes du public n’est pas un opéra conduisant d’une situation initiale à sa résolution finale mais une suite d’entrées (comme au cirque) où chacun fait son numéro avant de céder la place au suivant. Si thème il y avait on pourrait le résumer d'abord d’un « faites l’amour pas la guerre ». La pauvre Hébé, déesse de la jeunesse, est bien désappointée. Mars, le dieu guerrier, détourne la jeunesse des plaisirs de l’Amour pour l’entraîner sur les routes « viriles » du combat. Il ne lui reste plus qu’à envoyer Cupidon vers d’autres lieux, sur d’autres terres, pour faire usage de ses traits. En Turquie pour découvrir un pacha amoureux d’une jeune esclave chrétienne, qui s’effacera devant son rival. Au Pérou, chez les Incas, où le Grand Prêtre du Soleil se voit supplanté par un conquistador dans l’esprit de sa belle avant de finir son existence en se jetant dans l’antre du volcan qu’il avait réveillé. En Perse – qualifiée d’Inde – où un chassé-croisé amoureux se double d’une intrigue mettant en jeu le travestissement. En Amérique du Nord enfin où un chef indien s’inquiète des avances que font à sa bien-aimée deux Européens, un Français et un Espagnol qui lui promettent, l’un la fidélité, l’autre l’inconstance et la légèreté. Divertissement oblige, chaque fois, tout est bien qui finit bien dans le meilleur des mondes pour les vrais amoureux.
Une balade au-delà des mers vers des contrées lointaines
Ces historiettes amoureuses édifiantes nous emmènent à travers le monde. Dans la France de Louis XV qui a des comptoirs en Inde et commerce avec les Indiens d’Amérique du Nord, on aime l’exotisme. Les cabinets et les salons des belles demeures se parent de « chinoiseries », les motifs décoratifs intègrent ces apports venus d’ailleurs tandis qu’on exhibe des chefs indiens ramenés par bateau des Amériques. C’est l’heure du « bon sauvage » qui excite la curiosité et c’est par un juste retour des choses que ces « sauvages » parlent de paix et de concorde quand Mars, à l’image du souverain français, entraîne la jeunesse dans des guerres meurtrières. Ces sauvages, ils sont souverains éclairés s’effaçant devant l’amour véritable, ouverts au mélange des cultures dans des alliances avec leurs envahisseurs. Quant aux Européens, ils ne sont pas sans tache, loin s’en faut. Sous l’aimable fantaisie pointe la critique déguisée.
La machinerie du grand spectacle
Les opéras-ballets, nec plus ultra du divertissement, ont pour fonction première d'en mettre plein la vue de leurs contemporains. Costumes chatoyants, rythme enlevé, ballets et musique priment sur une action dramatique seulement prétexte. Ils vont de pair avec une machinerie théâtrale grandiose et débridée. On déclenche des tempêtes sur scène, tonnerre, éclairs et feux d’artifice sont de la partie. Giovanni Niccolò Servandoni, directeur des Machines de l’Académie royale de musique s’illustre dans l’exotisme. Les fastes de l’Orient, le naufrage du bateau qui provoquera les retrouvailles d’Émilie, la jeune esclave d’Osman, le pacha turc, avec Valère, son amoureux, les grondements enfumés du volcan qui engloutit le prêtre inca Huascar ou les fêtes persanes sont autant d’occasions d’accumuler les effets pour provoquer l’émerveillement du spectateur. Dans ce « hold up sur l’œil » comme le qualifie Clément Cogitore, les décors contemporains d’Alban Ho Van ne sont pas en reste. Cintres et trappes sont mis à contribution. Le volcan fume, l’épave du bateau naufragé s’élève à vue, le soleil étincelle sur un écran en mosaïques lumineuses qui dessinent des éruptions solaires, peut-être, ou des visages, ou des scènes de ville réduites à des taches fugaces qui vont et viennent, un manège émerge du plateau, une femme-papillon s’élève dans les airs… Si le temps a passé, si les moyens ont changé, les effets demeurent et on se redécouvre un œil d’enfant contemplant une friandise.
Il y a quelque chose de pourri au royaume de l’opéra-ballet …
Il n’empêche que ce spectacle-là nous raconte une autre histoire. Les militaires ont des allures de CRS qui seraient repassés par la Guerre des étoiles, le Turc a perdu son turban, Huascar le Péruvien n’évolue pas en robe de grand prêtre au milieu d’une population en jupette mais dans le monde contemporain, le pouvoir sent la dictature. Quant aux « Fleurs » du royaume de Perse, elles ne s'épanouissent pas dans un harem feutré style luxe-calme-et-volupté mais dans un sombre lupanar où des prostituées en vitrine enchaînent les poses lascives. L’esclavage des femmes n’est pas le paradis insouciant où elles s’ébattent dans des éclats de rire mais la triste aliénation des femmes soumises par la force. Le travestissement du prince Ali, déguisé en femme pour connaître les dispositions amoureuses de sa belle, qui avait soulevé à l’époque de Rameau un tollé tel que la scène fut modifiée est devenu clin d’œil à une transsexualité affichée.
L’Autre dansé
C’est que l’altérité est au centre de ce voyage imaginaire. Comment percevons-nous ces autres qui nous ressemblent mais qui nous semblent étrangers ? Pas besoin qu’ils vivent à l’autre bout du monde. Ils sont à notre porte, devant nos yeux, dans les rituels de salut mutuels des jeunes de banlieue, dans leur gestuelle, dans leur manière particulière de chalouper la démarche, dans leur façon de danser le monde à travers le hip hop. Ce sont donc eux qui monteront sur scène pour assumer dans le spectacle le rôle du ballet. La chorégraphie de Bintou Dembélé les installe en donnant aux mouvements de foule une lenteur balancée, en créant sur la scène des solos dansés tête en rotation au sol ou danse déstructurée aux membres en chewing-gum telles lianes libérées de la raideur des gestes, ou en jouant les affrontements de rues. On est hier et aujourd’hui, ici et ailleurs.
Le jeu des contrastes
La contemporanéité assumée de la mise en scène ne porte pas atteinte à la beauté de la musique et au jeu des voix entre elles. Leonardo García Alarcón, virevoltant et enthousiaste, fait de l’orchestre un partenaire à part entière de la scène. Ni trop forte ni trop effacée, la musique sonne tout en nuances. On perçoit l’extrême qualité de la composition orchestrale qui exploite les capacités expressives de chaque instrument, et des vents plus particulièrement dans une époque où les cordes dominent. Flûte et cornemuse montent sur scène pour se faire entendre et chaque entrée est le prétexte d’une nouvelle forme de composition. On savoure chaque mesure de celui que Voltaire qualifia d’« Euclide-Orphée », de ce théoricien perçu comme « trop raisonneur pour être ému, et donc pour émouvoir », de cet avant-gardiste cultivant les genres anciens dans lequel on a pu voir le précurseur du poème symphonique de l’ère romantique. Richesse du tissu musical et recherche de la couleur vont de pair avec une harmonie complexe qui gouverne aussi des voix dont on ne perd pas une miette et qui s’équilibrent admirablement.
Cette alliance-fusion qui se nourrit du passé sans le mettre sous l’éteignoir et qui s’affirme comme résolument contemporain fait des Indes galantes de Clément Cogitore un objet esthétique postmoderne émotionnant, palpitant d’intelligence et passionnant dans son pari.
Les Indes galantes, Opéra-ballet en quatre entrées et un prologue (1735)
Musique : Jean-Philippe Rameau
Livret : Louis Fuzelier
Direction musicale :Leonardo García Alarcón
Mise en scène : Clément Cogitore
Chorégraphie : Bintou Dembélé
Décors : Alban Ho Van. Costumes : Wojciech Dziedzic. Lumières : Sylvain Verdet
Dramaturgie musicale : Katherina Lindekens. Dramaturgie : Simon Hatab
Chef des Chœurs : Thibault Lenaerts.
Orchestre Cappella Mediterrane. Chœur de chambre de Namur. Maîtrise des Hauts-de-Seine / Chœur d’enfants de l’Opéra national de Paris.
Danseurs de la Compagnie Rualité
Avec : Sabine Devieilhe (Hébé, Phani, Zima), Florian Sempey (Bellone, Adario), Jodie Devos (L’Amour, Zaïre), Edwin Crossley-Mercer (Osman, Ali), Julie Fuchs (Émilie, Fatime), Mathias Vidal (Valère, Tacmas), Alexandre Duhamel (Huascar, Don Alvar), Stanislas de Barbeyrac (Don Carlos, Damon)
Opéra Bastille
Du 26 septembre au 15 octobre 2019.
Et en direct au cinéma le 10 octobre à 19h15
Site : www.operadeparis.fr. Tél : 01 86 52 38 37