10 Octobre 2019
Falk Richter a coutume de poser, à travers ses pièces, un regard acide et sans complaisance sur le monde qui nous entoure. À l’heure du développement exponentiel des selfies et des « like » qui saluent les youtubers vantant leur salade, cette vision, hélas réaliste, de ces vies exhibées fait froid dans le dos.
Ambiance douce, lumière ténue. Un jeune homme, sur scène, raconte une histoire qui ressemblerait à celle des hippies des années 1970 bien qu’elle se situe quelques décennies plus tard. Le voyage, les rencontres de passage, les petites fumettes, l’expérience du désert immense immensément peuplé, du silence intense qui fait naître les sons. Lui, il est DJ et de ces poussières de bruits il fait une musique, planant au-dessus du réel, que les autres encensent et dans laquelle ils s’immergent avec délectation. Il est le dieu des platines, celui qui crée à partir de rien la magie qui réveille la vie. Elle, elle a eu quelque succès éphémère à la télévision avant que ne s’installe l’usure et le rejet du public. Elle rêve de regagner le sommet des affiches, de redevenir celle sur laquelle on se retourne dans la rue, le modèle qui fait rêver. Ils se rencontrent, tombent amoureux, prennent le chemin d’une vie sans histoire.
Le monde est un théâtre et je suis le théâtre du monde
Comment échapper à l’emprise du quotidien, retrouver le frisson qui vous donne le sentiment d’exister ? Peu à peu ils décident de se filmer pour mettre en ligne leur existence, la proposer en pâture aux millions d’internautes qui naviguent sur le web, en quête de quoi au juste ? Séquences choisies pour commencer puis de plus en plus longues, parfois fabriquées de toutes pièces pour créer de l’événement, ou plutôt du non-événement. Parce que ça marche. Parce que c’est cela qu’on leur demande. Les regarder vivre. Dans toutes les positions, dans toutes les situations. Et comme ça rapporte, beaucoup de surcroît, il faut continuer, amplifier le phénomène, chercher à retenir un public volage qui joue à saute-mouton d’une image capturée à une autre, à qui il faut proposer toujours plus pour le retenir.
Vivre, dites-vous ?
Bien vite, une forme de fiction du quotidien vient se mêler à la vie telle qu’elle coule. Ils ne savent plus si ce qu’ils disent vient d’eux-mêmes ou du personnage qu’ils ont choisi d’adopter, du rôle qu’ils ont endossé. Leur existence se défait. Nous deux, cela a-t-il encore un sens ? les mots d’amour qu’ils prononcent sont-ils les leurs ? Leur vie, mesurée à l’aune de cette monstration permanente est devenue monstrueuse, insensée. Ce toujours plus exhibé pèse comme un couvercle sur leur vie qui se résume à mettre en ligne de plus en plus pour retenir l’audience, collectionner les « like », mesurer le nombre d’« amis » que leur exhibitionnisme leur procure. Et quand l’un se sent prisonnier, qu’il voudrait s’abstraire, s’évader, retrouver le sens de l’authentique, l’autre est là pour le ramener sur le chemin de l’enfer quotidien.
Une mise en scène efficace dans sa « discrétion »
Le texte de Falk Richter décrit avec une froide lucidité cet emprisonnement qu’offre la télé-réalité. Patrice Bigel s’y installe presque sans y toucher, dans une multitude de petits riens qui nous renvoient à nous-mêmes : s’habiller, comment ? faire la cuisine, vivre sa vie ou plutôt son absence de vie. Il effleure les choses sans grandiloquence, avec une douceur qui donne au texte toute sa valeur glaciale d’exemple d’ici et maintenant. Dans le huis clos de l’appartement, dans son décor étique qui nous concentre sur l’essentiel, il n’y a pas d’échappatoire. Elle et Lui sont partie agissante dans le jeu destructeur de la valorisation à tout prix, de la fabrique des apparences mais ils sont en même temps les victimes consentantes de cette société du spectacle qui les broie. Faire n’importe quoi, mais quelque chose, pour exister. Y compris médire. Mentez, laissez flotter des doutes suspicieux, ironisez, il en restera toujours quelque chose. À l’heure où les fausses rumeurs tiennent lieu d’information, où les relations humaines sont passées au filtre de la médiatisation, où chacun reste les yeux vissés sur son portable, même face à face, où l’on envoie des méls au collègue du bureau d’à côté au lieu de passer leur porte, le tableau que nous propose Falk Richter a de quoi faire réfléchir. À ce qu’il faudrait reconsidérer. À un grand cataclysme, peut-être, une peste au sens où l’entendait Artaud, qui dynamiterait ces façades pour qu’au milieu du champ de ruines émerge un homme neuf, porteur de tous les désirs, de toutes les envies, de toutes les utopies. Après tout, il est encore permis de rêver…
Dieu est un DJ de Falk Richter (L’Arche éd.). Traduction : Anne Monfort
Mise en scène, son : Patrice Bigel
Avec : Mara Bijeljac, Simon Cadranel
Scénographie, lumières : Jean-Charles Clair. Costumes : Agnès Chaigneau. Régie son : Antonin Bensaïd
Du 4 au 13 octobre et du 8 au 24 novembre 2019
Vendredis et samedis, 20h30, dimanche à 18h
Compagnie La Rumeur/Usine Hollander
1, rue du Docteur Roux – 94600 Choisy-le-Roi
Tél. 01 46 82 19 63. E-mail : cie.la.rumeur@wanadoo.fr