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Arts-chipels.fr

Les Émigrés. Une tragi-comédie existentielle à l’humour caustique.

© Pascal Gély

© Pascal Gély

Deux émigrés partagent une cave quelque part hors de leur pays d’origine. Une fable sur l’exil, ironique et désabusée, traitée en mode absurde.

Deux matelas posés sur des palettes de livraison sont accolés dans une pièce sans fenêtre. La planche à repasser cabossée n’a plus de housse. Une chemise sèche sur un fil. Une vieille bouilloire est posée sur une chaise. Dans ce décor disparate et misérable, ceux qui y vivent sont à son image : gilet troué mangé aux mites et savates hors d’âge pour l’un, pantalon de velours jaune maculé de peinture et blouson d’un bleu criard pour l’autre. Tout sent l’expédient, la récup’ et l’usure.

Deux « clochards » pas vraiment célestes…

Les occupants des lieux sont à l’image de leur environnement : disparates, pas reluisants. L’un est un intellectuel. Il sait parler, commente leur vie de rats, terrés dans ce trou sans lumière. L’autre est brut de décoffrage, un peu obtus peut-être, crédule en tout cas, et son compagnon de chambre prend un malin plaisir à l’asticoter. Ils n’ont pas de nom dans ce monde privé d’humanité. Ils se disputent un peu d’eau, de nourriture, un sachet de thé. L’idiot, justement, avait caché une boîte de viande en conserve qu’il avait achetée, sans prendre garde, obnubilé par le souci de payer moins cher, qu’il s’agissait de nourriture pour chien ! Leur vie, c’est ce mélange de cachotteries, de querelles permanentes sur la gestion du quotidien, de détestation réciproque et de règlements de comptes aigre-doux. Leur histoire, on la découvrira au fil de la pièce, quand les vapeurs d’alcool délieront les langues et feront tomber les barrières de la bienséance. Pour le moment ils sont là, couple désaccordé, paire désappariée réunie par l’exil – du moins on peut le penser. C’est l’arrivée de la nouvelle année et les échos de la fête dans l’appartement des voisins leur parviennent. C’est dans le ventre de cette société, à l’insu de tous, que survivent, incognito, ces laissés pour compte.

© Pascal Gély

© Pascal Gély

Des déchets d’une humanité en perdition

Qui sont-ils, ces deux personnages sans nom ? Ils n’ont en commun que de venir du même pays. Le plus fruste des deux a laissé sa famille là-bas. Paysan sans ressources, il est parti et, fourmi industrieuse, tremble du marteau-piqueur qu’il manipule chaque jour pour amasser sou à sou un petit pécule dans l’espoir de rentrer au pays. L’autre est un intellectuel. L’allégeance nécessaire au pouvoir et la pensée unique régnant dans son pays lui ont fait choisir l’exil plutôt que de passer sous les fourches caudines. La personnalité de l’auteur n’y est pas étrangère. Polonais comme Tadeusz Kantor et Jerzy Grotowski, ses contemporains, Slawomir Mrozek, satiriste célèbre dans son pays, est partie prenante des expérimentations théâtrales qui marquent la Pologne dans les années 1960. Mais sa pièce la Police, qui aborde le thème de la mise au pas d’opposants par la police secrète dans un état totalitaire, est interdite et Mrozek choisit l’exil en 1963. Il est déchu de sa nationalité en 1968 après avoir condamné l’entrée des chars soviétiques dans Prague. Écrits au début des années 1970, les Émigrés sont une pièce d’exil. Ses deux personnages sont les deux faces de la même médaille, celle de la société « socialiste ». Ils sont les symboles de la faillite d’une idéologie, d’un système.

© Pascal Gély

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Sur les rives de l’absurde

Ses protagonistes, Mrozek les dépeint avec une férocité jubilatoire. Il n’en fait pas des porte-drapeaux sans tache des valeurs de la liberté. L’intellectuel n’est pas un cœur pur plein de nobles motivations, raide dans ses charentaises d’opposant au régime. Il est un manipulateur peu scrupuleux, profitant de son image de « rebelle ». Quant au paysan reconverti en ouvrier, qui n’a pas la belle noblesse du travailleur façon Stakhanov, avare et gagne-petit, idiot, ivrogne et colérique, il n’en est pas moins un homme désespéré face à l’absence d’issue de sa vie. Mrozek dresse un portrait sans illusion de cette humanité en perdition. « Tu es un esclave, dit l’intellectuel à l’ouvrier. Esclave de ta propre rapacité. […] Il y a toujours quelqu’un, ou quelque chose, qui dispose de toi. Quand ce ne sont pas les hommes, ce sont les choses. […] Tu as une âme d’esclave, et c’est pourquoi tu m’intéresses. » Avec un humour féroce, Mrozek appuie là où ça fait mal. Dans le monde des perdants, il est illusoire de penser tirer son épingle du jeu…

© Pascal Gély

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Concert pour un Bosniaque, un Russe et deux Kosovars

Il ne fallait pas moins pour donner corps à cette histoire qu’une assemblée d’émigrés installés en France. Des Kosovars pour la mise en scène, un Bosniaque pour portraiturer l’intellectuel et un Russe pour l’ouvrier composent cette belle brochette, acide à souhait. Ils sont parfaits dans le regard qu’ils portent d’une certaine manière sur eux-mêmes, même si tous sont intégrés à la société française. Ils soulignent avec acuité les caractéristiques d’opéra tragique mais bouffe à la fois de la pièce, en révèlent l’humour éminemment sarcastique Entre rire – jaune – et tragédie existentielle, les Émigrés n’apportent pas de réponse à la question de l’immigration, omniprésente aujourd’hui. Ils se contentent de poser des questions avec les moyens du théâtre…

Les Émigrés, texte de Slawomir Mrozek, traduit par Gabriel Meretik (L’Arche éd.)

Mise en scène : Imer Kutllovci, assisté de Ridvan Mjaku

Lumière et son : Philippe Sazerat

Avec : Mirza Halilovic, Grigori Manoukov

Les Déchargeurs, 3, rue des Déchargeurs– 75001 Paris

Du 3 au 28 septembre 2019, du mardi au samedi, 19h.

Tél : 01 42 36 00 50. Site : www.lesdechargeurs.fr

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