18 Septembre 2019
Associer un provocateur, chanteur, poète et peintre, un rocker fou et un chorégraphe était un sacré pari. Dix ans après, Jean-Claude Gallotta remet ses pas dans le spectacle qu’il avait créé sur Gainsbourg dans les paroles et musiques originales portées par Alain Bashung. Un trio explosif pour un spectacle époustouflant.
Ils s’avancent l’un après l’autre vers le centre de la scène. Ils viennent rendre hommage à une chaise vide. Une salutation silencieuse mais dansée aux absents dont la présence néanmoins remplit le cube noir sans décor de la scène. Ceux qui arrivent, ce sont douze danseurs – six hommes et six femmes – qui vont participer à une interprétation-recréation d’une œuvre elle-même déjà recréation. Il y a dix ans, Jean-Claude Gallotta sollicitait Alain Bashung pour interpréter un spectacle Gainsbourg – qui n’était pas encore Gainsbarre – à partir d’un album du chanteur paru en 1976 : l’Homme à la tête de chou. « Moitié légume moitié mec », après avoir sacrifié sa Remington et son break pour les beaux yeux de Marilou, l’homme signe des chèques sans provision et se perd pour une Marilou accro au sexe.
L’homme par qui le scandale arrive
Les provocations de Gainsbourg sont restées dans toutes les mémoires : la Marseillaise reggae – Marseillaise dont il achètera, pour corser l’affaire, le manuscrit original –, la perversité des indécentes Sucettes à l’anis d’Annie que la tendre France Gall popularise avec une fraîcheur et naïveté charmante, ou encore l’image de buveur et fumeur invétéré qu’il revendique au mépris de sa santé ne sont que quelques jalons de la descente aux enfers de celui qui se voit poète maudit, laid et sans grâce. L’Homme tête de chou ajoute à la réputation sulfureuse de l’homme. Sa Lou Marilou, shampouineuse aux mains expertes, qui « s’éreinte à s’envoyer en l’air » et se « cocacole un doigt au bord de la corolle » ne dépare pas dans le décor. Mais c’est oublier l’extraordinaire qualité d’une musique qui emprunte aussi bien aux rythmes africains qu’au jazz ou à la musique classique (l’Appassionata de Beethoven pour la même Marilou) et la poésie qui sourd de ce « regard absent et sur iris absinthe » et s’exhale dans un « soupir au menthol ».
Musique à plusieurs mains
Si les paroles et les mélodies sont de Gainsbourg, le spectacle nous invite à d’autres variations. Sollicité à l’origine pour être sur scène – projet interrompu par la maladie – Alain Bashung y apporte la présence de sa voix de gorge, chaude et profonde, Denis Clavaizolle des orchestrations inédites et les musiques additionnelles destinées au spectacle. Une maquette, enregistrée avant le décès du chanteur, a fourni la bande son du spectacle, intouchable à travers le temps. D’un musicien à l’autre, puis de la musique à la chorégraphie, un patrimoine en engendre un autre. Pour Jean-Claude Gallotta, attaché depuis toujours à la notion de « répertoire » chorégraphique, comme on parle de répertoire pour le théâtre, remonter le spectacle était dans l’ordre des choses. En y intégrant l’humain que sont les danseurs et la part de nouveauté qu’ils apportent.
Une éclatante parole chorégraphiée
Souffle et dynamique sont au cœur de ce spectacle qui ne cesse de se transformer. Les poignets se cassent, les bras entraînent les corps dans un mouvement irrépressible, les pieds livrent aux mains un message que celles-ci ne veulent pas entendre. À peine un mouvement semble-t-il près de se ralentir, à peine s’alanguit-il qu’un autre le remplace – vapeur et vitesse à défaut de pluie. Gallotta ne recule pas devant la charge érotique des textes de Gainsbourg. Les corps se cherchent, se mesurent, se chargent d’électricité. Jamais il ne sombre dans l’anecdote ou le graveleux. Le roi est nu, comme les danseurs à certains moments. Ni malsain, ni voyeur, le spectacle nous livre la force d’une parole brute, rendue à sa sauvagerie première. La chorégraphie n’illustre pas le texte, elle le révèle, lui restitue sa puissance physique, sa présence de chair et de sang. Au-delà surgit la danse. Magicien de l’espace, Gallotta sait occuper un plateau. Ses douze danseurs, parfois dissociés, parfois en couples, racontent une histoire de corps qui s’emparent de l’air ambiant et s’approprient le monde. Avec un ensemble parfait lorsqu’ils sont tous ensemble, ils dessinent sur les planches un ballet incessant et sans cesse renouvelé de figures toujours en mouvement, ondulantes, pleines de cassures, drainées vers l’avant en permanence. Cette ronde autour une chaise qui accueille les gueules de bois d’un homme qui picole à en mourir vaut le détour. Sans nul doute.
L’Homme à tête de chou
Pièce pour 12 danseurs chorégraphiée par : Jean-Claude Gallotta
Paroles et musiques originales : Serge Gainsbourg
Version enregistrée pour ce spectacle par : Alain Bashung
Orchestrations, musiques additionnelles, coréalisation : Denis Clavaizolle
Avec les danseurs : Axelle André, Naïs Arlaud, Paul Upali Gouëllo, Ibrahim Guétissi, Georgia Ives, Bernardita Moya Alcalde, Fuxi Li, Lilou Niang, Clara Protar, Jérémy Silvetti, Gaetano Vaccaro, Thierry Verger
Assistante à la chorégraphie : Mathilde Altaraz
Dramaturgie : Claude-Henri Buffard
Mixage et coréalisation : Jean Lamoot
Costumes : Marion Mercier
Assistanat : Anne Jonathan, Jacques Schiotto