4 Juillet 2019
L’histoire de cet enfant des rues devenu danseur presque malgré lui, qui s’exila pour devenir une étoile avant de revenir dans son pays, épouse d’une certaine manière les péripéties de la vie cubaine dans les dernières décennies du castrisme. En résulte un film chaleureux et une attachante déclaration d’amour au pays natal.
Il est de ces films qui font chaud au cœur et dont on ressort plus heureux tant l’humanité qui en émane est touchante. Yuli est de ceux-là. Adaptation du livre autobiographique de Carlos Acosta, No Way Home, il évoque la carrière de cet enfant né à La Havane en 1973 qui quitta Cuba pour faire carrière avant de revenir dans son pays pour y fonder une école de danse.
La danse à rebrousse-poil
Un enfant joue dans les rues d’un quartier populaire de La Havane. Il est comme une liane, contorsionne son corps et ses membres avec une souplesse remarquable dans une gesticulation proche de la danse. Sur les murs une inscription lépreuse donne le ton : « Seguimos en combate », « Continuons le combat. » On retrouve un peu plus tard l’enfant et son père endimanchés sur le seuil d’une grande école de danse. Le père a traîné l’enfant dans ce lieu, intimidant pour celui qui n’aime que jouer et faire le clown. Pedro est convaincu que l’avenir de Yuli se trouve en ce lieu. Mais devant le jury, l’enfant ne veut pas danser. Lorsqu’il se décide à esquisser les pas et les figures qu’il accomplit chaque jour en présence de ses camarades, ses dispositions exceptionnelles séduisent les examinateurs. La famille – le père est un modeste chauffeur-livreur – est pauvre. Peu importe : Yuli sera admis gratuitement et nourri pendant son séjour à l’école. Ce n’est pas le moindre des paradoxes que le régime de Fidel Castro, si imprégné de la volonté de combattre les mentalités bourgeoises, qui avait fait de l’agriculture le fer de lance de la révolution, ait maintenu en place, après sa prise de pouvoir en 1959, le Ballet Alicia Alonso et son école de ballet classique créée en 1948. Nécessité d’une vitrine internationalement reconnue face aux pays occidentaux ? Sens de l’effort exigé par ces écoles de l’excellence, comme le Bolchoï ? La compagnie d’Alicia Alonso est sacrée Ballet national de Cuba. Au début des années 1980, lorsque commence l’histoire, elle se fait un devoir de recruter dans tous les milieux.
Une carrière prestigieuse traversée de crises
Invité en 1991 par le National Ballet de Londres et toujours aiguillonné par son père qui le pousse à quitter sa famille et Cuba, il devient le plus jeune des premiers danseurs, métis de surcroît dans un monde où la blancheur de peau est la norme. Mais il se blesse et rentre au pays. Il refuse de s’expatrier à nouveau et danse avec le Ballet national de Cuba durant quelques mois. Jusqu’à ce que de nouvelles propositions l’emmènent à Houston, puis à nouveau à Londres où il crée sa première chorégraphie : Don Quichotte. Il danse partout dans le monde, aux États-Unis, en Grèce, en Chine, au Japon, en Australie, en France. Il développe en Europe des spectacles où il mêle danse classique et répertoire contemporain et met en valeur le travail de jeunes chorégraphes cubains. En 2017, bardé d’honneurs, il retourne à Cuba pour y créer sa propre compagnie de danse et une école qui offre à de jeunes talents la chance de se former eux aussi.
Acosta, personnage de biopic
Cette histoire hors du commun qui est la sienne, Carlos Acosta l’a racontée dans un livre. Icíar Bollaín en fait la matière d’une fiction, d’un biopic romancé où le danseur joue son propre rôle. Tout en allers-retours entre passé et présent, le film met en scène trois phases de la vie du danseur : l’enfant rebelle qui oppose son air buté aux volontés de son père, le jeune homme traversé de doutes entre partir et rester, et l’homme mûr, devenu chorégraphe, qui dirige à son tour les interprétations des autres et revient sur les terres de son enfance pour fonder sa propre école. Comme un leitmotiv, le film revient sur les vestiges inhabités de cette école de danse, imaginée aux plus beaux temps des relations cubano-soviétiques et jamais achevée. Une architecture circulaire, très belle mais vide et pleine de courants d’air, où le soleil passe par des ouvertures dépourvues de fenêtres, où l’enfant joue et où l’adulte reviendra avec la volonté de faire vivre ce lieu.
La danse au cœur
Le film diffère en partie des films « classiques » sur le ballet. S’il montre, par endroits, l’exigence de l’apprentissage du métier de danseur, les exercices à la barre, il met en avant, plus que la magie du spectacle, la qualité d’être exigée par la danse, cette vie de l’intérieur qui nourrit l’expression. Le scénario de Paul Laverty, scénariste de 14 films de Ken Loach dont Moi, Daniel Blake et Le vent se lève, tous deux Palmes d’or à Cannes, fait de cette évocation autobiographique un jeu de miroirs. Au-delà des trois âges du personnage, il relie en profondeur la biographie du danseur à la danse même en transposant sur le plan chorégraphique des événements de la vie de Carlos Acosta. La forme dansée répond aux événements extérieurs de la vie, se fait écho, forme un reflet qui unit la vie et la danse, les intrique de manière étroite comme des prolongements mutuels l’une de l’autre. La création témoigne de son inscription dans la vie même.
Cuba mon amour
Au-delà du biopic, le film offre une passionnante vision de l’histoire cubaine. Car l’exil des artistes, c’est aussi celui de plusieurs générations de Cubains chassés par la misère ou la recherche d’un monde meilleur. Yuli évoque l’émigration, encouragée par le gouvernement cubain dans les années 1980, vers Miami, au moment où les difficultés économiques font fuir les populations menacées par la famine. La grand-mère de Yuli et une de ses filles partent pour les États-Unis, tandis que Pedro, obsédé par la carrière de son fils à laquelle il sacrifie tout, reste à Cuba. Le film montre une île à deux vitesses dans les années 1990, accueillant des touristes de plus en plus nombreux, émerveillés et enthousiastes, séduits par l’atmosphère festive qui règne dans les endroits qu’on a soigneusement sélectionnés et réservés pour eux, et les autochtones auxquels ces mêmes lieux sont interdits. Mais il est surtout un chant d’amour à ce pays pauvre mais gai et rieur, où la danse fait partie intégrante du paysage. Yuli et ses amis cubains, chassés du club pour Occidentaux où ils ont voulu entrer, se replient sur une fête de rues où la liberté des corps et le plaisir du mouvement renvoient le danseur à sa culture. Le mélange des couleurs de peau, ce métissage indissociable de la réalité cubaine, y est la règle. La famille de Yuli est en elle-même un exemple révélateur. Le père, homme de couleur marié à une femme à la peau claire, a donné naissance à des enfants présentant toute la variété des nuances allant du blanc au noir. Aux peaux de multiples couleurs correspondent autant de cultures qui se mêlent dans un syncrétisme unique. Les origines africaines ne sont pas loin. Elles ressurgissent lorsque le père de Yuli invoque l’héritage d’Ogún, le dieu guerrier mythique de la culture yoruba. Cuba a digéré tous les apports comme les divergences des cultures qui se sont fondues en un mélange unique.
Pour apprécier le film, point n’est besoin d’être un inconditionnel de la danse classique. Cette union profonde entre la vie et la danse, la leçon d’humanité qu’il nous donne à travers la nécessaire reconnaissance de la différence et de la mixité, qu'il faut voir comme une chance et non comme une tare, l’amour profond, surtout, qui relie le danseur à son pays natal et traverse le film de bout en bout, lui donnent une saveur particulière, une senteur épicée et unique qui fait qu’on s’y attache.
Yuli. Un film d’Icíar Bollaín – Espagne, 2018.
Réalisation : Icíar Bollaín
Scénario : Paul Laverty
Image : Alex Catalán. Musique : Alberti Iglesias. Chorégraphie : María Rovira
Avec : Carlos Acosta (Acosta aujourd’hui), Keyvin Martinez (Acosta jeune), Edilson Manuel Olbera Núñez (Acosta enfant), Santiago Alfonso (Pedro, le père), Laura de la Uz (Chery), Yerlín Pérez (María), Mario Sergio Elías (Berta)…
En salle le 17 juillet 2019