4 Juin 2019
Charles Tordjman et Serge Maggiani nous offrent une magnifique leçon de théâtre avec l’adaptation d’À la recherche du temps perdu. Un théâtre des mots où le langage prend corps et se dote d’une vie autonome.
Un plateau blanc qu’enferme une paroi arrondie étincelante elle aussi de blancheur, formant une caverne immaculée. Dans cette abstraction de pureté et d’ascèse, l’homme qui apparaît est tout de noir vêtu. Union indissoluble des contraires, absence de couleurs en même temps que leur fusion. Nous voici prévenus : ce qui se passe n’est pas dehors, mais dedans, dans cette matrice qui héberge la parole de Proust. L’homme se déplace à peine, pied en pointe après talon tour à tour développés. Il tourne sur lui-même en un temps infini, déploie avec parcimonie quelques gestes rares. Mais il parle et sa parole proférée emplit tout à coup la totalité de l’espace. « Longtemps, dit-il, je me suis couché de bonne heure ». Dans la grotte de la mémoire, les souvenirs affluent. À la première personne.
L’autobiographie, matière littéraire
Proust-Maggiani raconte. Ces textes de ce monument de la littérature, lus et relus, tant et tant commentés. On retrouve son attente impatiente du baiser maternel, au soir avant le coucher, attente trop souvent déçue qui conduit au désespoir du petit garçon. On se remet en mémoire la madeleine trempée dans le thé qui fait ressurgir les souvenirs enfouis. Le passage d’une troupe de cuirassiers qui devient un sujet d’attraction dans une vie trop lisse, les voisines dont les fenêtres, cadre indiscret, laissent voir les tendresses homosexuelles, le comportement inattendu de son père parfois, l’amour pour une grand-mère qu’il ne croyait pas proche retraversent notre horizon. Nous tressaillons à nouveau à l’évocation de ses émois pour Gilberte Swann, une jeune femme qu’il regarde passer sans oser se déclarer… Quatorze années d’intimité forment la base des sept tomes de ce roman tentaculaire qui puise dans le presque rien de la vie quotidienne une matière sans cesse renouvelée où le retour sur le passé dessine les contours d’un voyage initiatique vers la compréhension de soi.
La force prodigieuse du texte
À écouter Maggiani, on se prend au jeu des images qui déferlent dans ces phrases qui n’en finissent pas. On succombe à la puissance des émotions qu’elles suscitent, segment après segment, en cheminant au long d’un labyrinthe où seul nous guide le fil du texte, dévidé comme une immense pelote par le comédien. Poésie et passion lui font escorte. Il y a cette attente, violente, des sentiments d’une mère qui ne s’expriment que de loin, cet amour peu payé de retour, mais aussi l’éclosion magnifique du sentiment de la nature qu’il découvre à Combray (Illiers), Méseglise et Guermantes. Il s’enrichit du parfum délicat et de la gracieuseté des aubépines qui bordent le chemin, suit la rivière qui coule là, à nulle autre pareille. Désillusion et félicité ensemble, comme le noir et le blanc.
Un acteur inspiré
Serge Maggiani n’est pas seulement celui par qui la parole arrive. Il est la parole, une parole littéraire incarnée dans laquelle explosent les images. Il ne l’impose pas, il la propose. Il nous faire vivre de l’intérieur cette plongée au cœur de l’être qui n’appartient pas seulement à Proust mais nous concerne tous. Au-delà de la performance de l’acteur qui énonce le texte dans des positions parfois acrobatiques pour la voix et le souffle, c’est sa justesse sans pathos ni sensiblerie qui impressionne et cet engagement de l’intérieur à chaque instant. La longue fluidité de l’écriture qui s’écoule au fil des phrases dites rend le texte limpide dans sa complexité. Jamais Serge Maggiani ne force le trait lorsqu’il évoque en style direct les personnages, même s’il les différencie dans leur phrasé. Il est tout en nuances et en demi-teintes qui s’accordent avec le style ouvragé de l’auteur. Il n’en demeure pas moins habité. Il nous entraîne à sa suite dans les méandres d’une pensée où le théâtre, comme un leitmotiv, joue sa partie dans le jeu social de la comédie humaine. L’émotion naît de la fusion de ce texte d’exception et de l’interprétation que l’acteur en donne. Expérience limite du théâtre, dans l’immobilité quasi-totale du comédien et la neutralité du décor seulement animé par la lumière, le spectacle évacue le spectaculaire pour faire entendre. Il offre une merveilleuse illustration de ce que parler veut dire. Finalement, n’est-ce pas là que réside l’essence du théâtre ? Cette quête du sens, cette recherche de l’essentiel, une démarche qui le rapproche de ses origines, aux sources du sacré ?…
Je poussais donc le temps avec l’épaule, d’après À la recherche du temps perdu de Marcel Proust
Temps 1
Mise en scène : Charles Tordjman
Adaptation : Serge Maggiani
Scénographie : Vincent Tordjman
Avec : Serge Maggiani.
Espace Pierre Cardin, Studio – 1, avenue Gabriel – 75008 Paris
Du 3 au 25 juin 2019, à 20h00.
Tél : 01 42 74 22 77. Site : www.theatredelaville-paris.com