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Arts-chipels.fr

Les Nabis et le décor. La fusion du décoratif et des arts appliqués et décoratifs avec l’Art.

Les Nabis et le décor. La fusion du décoratif et des arts appliqués et décoratifs avec l’Art.

Entre la fin des années 1880 et le tournant du XXe siècle, se développent, dans le sillage des Nabis, la volonté d’abolir la frontière entre l’art et les arts décoratifs, d’inscrire l’art dans la vie quotidienne. Une tendance doublée d’une fascination pour l’art japonais et les philosophies mystiques et extrême-orientales.

À l’été 1888, Paul Sérusier rencontre Gauguin à Pont-Aven. Celui-ci est à la recherche d’une authenticité picturale détachée aussi bien de l’art académique et du réalisme que du désir de saisir les changements permanents de la lumière des impressionnistes. Il conseille à Sérusier de s’affranchir des limites imposées, d’utiliser la peinture pure en larges aplats posés sur la toile et, à la manière de l’art japonais dont la diffusion en France passionne les artistes – Monet collectionne les estampes, Van Gogh, comme Gauguin, s’en inspire – et d’oublier les leçons de la perspective. Avec le Talisman, Sérusier pose les bases de principes esthétiques qu’adoptera le groupe d’artistes avec lesquels il discute, à son retour à Paris.

Nabi, qu’est-ce que c’est ?

Nabi est un terme venu de l’arabe et de l’hébreu. Si dans un sens actif il renvoie à « orateur », « annonciateur », donc d’une certaine manière à « prophète », il se réfère dans un sens passif à « celui qui est en extase » ou « appelé par l’esprit » donc l’« illuminé ». Le ton est donné. Leur peinture, les Nabis la placeront sous le signe d’une inspiration mystique. Ils paraphent les lettres qu’ils s’échangent du sigle ETPMVMP (« En ta paume mon verbe et ma pensée ») et se qualifient par des sobriquets. Bonnard devient « le nabi très japonard », Paul-Elie Ranson « le nabi plus japonard que japonard », Maurice Denis « le nabi aux belles icônes », Vuillard « le nabi zouave », Vallotton « le nabi étranger », Ker-Xavier Roussel « le nabi bucolique » et Lacombe « le nabi sculpteur ». Il en va de même pour Ibels (« le nabi journaliste »), Verkade (« le nabi obéliscal »), Mogens Ballin (« le nabi danois ») et Rippl-Rónai (« le nabi hongrois »). Sérusier, le fondateur, s'enrichit, lui, de trois épithètes : « le nabi à la barbe rutilante », « le bon nabi » et « le nabi boutou-coat » (le nabi aux sabots de bois). Filiger, Maillol et Adolf Robbi rejoindront aussi le groupe. Fondé à la fin des années 1880, il aura une vie éphémère. Des le début des années 1900, chacun suit son propre chemin.

Edouard Vuillard Le Corsage rayé 1895 huile sur toile 65,7 x 58,7 cm Washington, National Gallery of Art, Collection of Mr. and Mrs. Paul Mellon, 1983.1.38 © Washington, National Gallery of Art

Edouard Vuillard Le Corsage rayé 1895 huile sur toile 65,7 x 58,7 cm Washington, National Gallery of Art, Collection of Mr. and Mrs. Paul Mellon, 1983.1.38 © Washington, National Gallery of Art

La peinture, un nouvel art de vivre

La farce potache des « Nabis » ne se double pas moins d’une volonté de révolution esthétique de la peinture. Les Nabis, comme ils se dénomment eux-mêmes, prennent leurs distances avec l’impressionnisme. Leur souci n’est pas de capter la lumière mais de mettre en avant la perception de l’artiste. Ils développent une forme de mysticisme formel teinté de symbolisme. Ils se font prophètes d’une nouvelle attitude face à l’art. Dans le sillage de l’art japonais, ils explorent la planéité de la surface, le plus souvent découpée en zones bien délimitées. Ils s’inscrivent dans la visée du mouvement Arts & Crafts, fondé en Angleterre par William Morris. Celui-ci conçoit un nouvel espace à habiter où beaux-arts et arts décoratifs se fondent dans un même but : créer un art à vivre dans lequel on est immergé. L’exposition du musée du Luxembourg, en présentant les grands cycles décoratifs des Nabis et en rassemblant des œuvres éparses dans le monde, donne à voir de belle façon cette autre face des Nabis.

Maurice Denis Avril 1892 huile sur toile 38 x 61,3 cm Otterlo, Kröller-Müller Museum © Otterlo, Kröller-Müller Museum

Maurice Denis Avril 1892 huile sur toile 38 x 61,3 cm Otterlo, Kröller-Müller Museum © Otterlo, Kröller-Müller Museum

Une réaction au pastiche historique en vogue à l’époque

Aux immenses toiles historiques, héritage de la « grande » peinture, qui envahissent les murs dans le grand mouvement de commandes publiques qu’on connaît à la fin du XIXsiècle, ils opposent une vision intimiste ou quotidienne, conçue le plus souvent pour des intérieurs bourgeois. Les Femmes au jardin (1891), les enfants jouant, les scènes de cueillette en extérieur de Bonnard créent une symbiose entre l’intérieur – où est installé le décor – et l’extérieur, comme pour inscrire la vie privée dans une union avec la nature. Elles prennent une teinte plus mystique avec la représentation des mois et du cycle de l’année par Maurice Denis (1892) ou les Femmes à la source (1899) de Sérusier où une simple scène de la vie quotidienne – des femmes qui forment comme une farandole pour chercher de l’eau – déréalisée, ressemble à une cérémonie mystique. Le doré qui inonde le ciel comme la surface de l’eau donne une dimension iconique à ce défilé de femmes dont les poteries rouge orangé explosent sur le vert sombre de la nature. Les silhouettes en ombre chinoise des arbres qui se reflètent dans l’eau forment comme le décor d’un vitrail ancien.

Paul Sérusier Femmes à la source 1899 détrempe sur toile 131 x 57,4 cm Paris, musée d’Orsay © Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt

Paul Sérusier Femmes à la source 1899 détrempe sur toile 131 x 57,4 cm Paris, musée d’Orsay © Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt

Le décor et la vie

Les extraordinaires scènes de la vie quotidienne saisies par Vuillard pour orner les murs de la demeure des Vaquez, au-delà de la mise en abîme qu’ils introduisent en installant les personnages de la famille dans leur décor quotidien, engendrent un effet de miroir troublant. Saisis dans leur intimité – l’un lit, l’autre coud ou se tient en arrêt devant la bibliothèque, la main posée sur un livre – ils se fondent littéralement dans le décor qui les absorbe comme les papiers peints qui recouvrent les murs. À la verticalité des livres de la bibliothèque répond celle des plis des tissus. L’encombrement floral du papier peint trouve un écho dans les fleurs disposées dans un vase, sur les tapis et les coussins comme dans les motifs des vêtements. L’absence de perspective crée une unité troublante, comme si les personnages représentés se fondaient dans le décor, comme si leur individualité leur échappait, comme si leur identité résidait dans les objets qui les entourent. Plus saisissant encore est le merveilleux Corsage rayé (1895) du même Vuillard où les personnages disparaissent presque dans un décor où la couleur et leur disposition en taches et en lignes tout en sinuosités prime sur le sujet.

Edouard Vuillard Personnages dans un intérieur L’Intimité 1896 peinture à la colle sur toile 212 x 155 cm Paris, Petit Palais, Musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris © Petit Palais/Roger-Viollet

Edouard Vuillard Personnages dans un intérieur L’Intimité 1896 peinture à la colle sur toile 212 x 155 cm Paris, Petit Palais, Musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris © Petit Palais/Roger-Viollet

La remise au goût du jour de techniques anciennes

Dans leur recherche d’un art libéré, les Nabis s’affranchissent aussi de la technique à l’huile pour retrouver une pratique plus ancienne, plus « brute » aussi : la détrempe. Comme les Nazaréens en Allemagne, ils reviennent à cette technique pratiquée depuis l’Antiquité. Les pigments, broyés à l’eau, sont amalgamés par un liant à base de colle de peau. La peinture ainsi obtenue, apposée sur un support préalablement préparé, sèche plus vite que la peinture à l’huile. La peinture à la colle convient aux grands décors de théâtre – et les décors de murs sont, d’une certaine manière, un décor de théâtre, social – mais elle interdit les repentirs ou les reprises tout comme les recouvrements de couches. Elle exige donc de l’artiste une vision préalable aboutie traduite sur le support avec une grande rapidité d’exécution. Elle donne aussi à la peinture une matité que n’a pas la peinture à l’huile et des coloris délavés et opaques qu’exploiteront les Nabis. L’estompage de la couleur absorbée par le support crée une douceur des teintes propice à la fusion entre décor et personnages qu’introduisent Vuillard dans les Jardins publics (1894), Bonnard avec ses Femmes au jardin (1891), Maurice Denis avec les Chevreaux (1896-1900) ou Paul Ranson avec ses séries de Femmes (1895).

Collectionneurs et galeristes

L’exposition offre également l’occasion d’apprécier le rôle que jouent les collectionneurs et les galeristes dans le parcours des Nabis, boudés par les circuits de l’art officiel. Du docteur Vaquez, cardiologue réputé à Siegfried Bing, grand promoteur de l’Art nouveau, en passant par la famille Natanson, ils sont les supports et les promoteurs d’un art en pleine mutation. Les frères Natanson sont les fondateurs de la Revue blanche, ainsi nommée pour se poser en rivale de celle du Mercure de France, de couleur mauve. La Revue, fondée en 1889, devient le porte-parole de l’intelligentsia de cette époque sur le plan artistique mais aussi politique ou social. Apollinaire, Claudel, Tristan Bernard, Mallarmé ou Péguy figurent parmi ses collaborateurs littéraires. Elle accueille Proust, Gide et Jarry, défend les innovations musicales de Debussy et théâtrales d’Antoine et Lugné-Poe, Ibsen, Strindberg et Tchekhov. Elle promeut les Nabis, les néo-impressionnistes et l’Art nouveau, anticipe le fauvisme, le futurisme et les arts premiers. Elle mène des combats politiques sous la plume de l’anarchiste Félix Fénéon et d’Octave Mirbeau, de socialistes comme Léon Blum ou Gaston Moch, prend position pour le capitaine Dreyfus, dénonce les dérives coloniales, etc. La Revue blanche aux artistes un terreau pour l’innovation et l’audace.

De son côté le galeriste Siegfried Bing, l’un des principaux promoteurs du japonisme en France, transforme sa galerie d’art en Maison de l’Art nouveau dont la première exposition s’ouvre en décembre 1895. Il commande à Maurice Denis et à Paul-Elie Ranson des frises décoratives qu’il mêle à des meubles d’Henry Van de Velde ou à des cartons pour des vitraux de Bonnard, Roussel, Toulouse-Lautrec, qu’il fera exécuter par Tiffany.

Paul Ranson Trois femmes à la récolte 1895 peinture à la colle sur toile 35 x 195 cm Saint-Germain-en-Laye, musée départemental Maurice Denis © D. Balloud

Paul Ranson Trois femmes à la récolte 1895 peinture à la colle sur toile 35 x 195 cm Saint-Germain-en-Laye, musée départemental Maurice Denis © D. Balloud

Abolir la frontière entre art et artisanat

L’exposition met en lumière l'ambition des Nabis de faire disparaître la frontière entre art et artisanat. Outre des cartons de vitraux, elle présente une tapisserie de Maillol (la Baigneuse ou la Vague, 1899), une boîte à cigares en marqueterie de Paul Ranson, un plat de porcelaine délicat tout en bleus et en bruns de Vuillard et un très beau paravent de Marguerite Sérusier, Paysage vallonné (vers 1910), qui offre une vision renouvelée de l’estampe. Les quatre feuilles du paravent figurent un paysage traversé de biais par un torrent. Le tourbillonnement des eaux contraste avec la force qui semble tirer vers le haut les fleurs et les plantes qui peuplent le paysage fleuri comme la mise en parallèle du torrent impétueux de la vie face à l’éternité du monde. Tout aussi remarquables sont les projets d’abat-jour et surtout de papiers peints. L’hommage à la vie moderne que constituent les Trains de Maurice Denis (vers 1895) où les chenilles noires du train dégagent une vapeur rose qui se fond dans des entrelacs décoratifs de même teinte, l’éclat des voiles des Bateaux jaunes (vers 1893), les aériennes Colombes (vers 1893) du même, tout comme les Canards de Paul Ranson (vers 1894-1895), enfermés dans un entrelacs de plantes dénotent ce même plaisir et ce même souci de l’art dans le décoratif.

Maurice Denis Les Colombes vers 1893 projet de papier peint aquarelle, crayon et gouache sur papier 106 x 50,3 cm collection particulière © catalogue raisonné Maurice Denis photo Olivier Goulet

Maurice Denis Les Colombes vers 1893 projet de papier peint aquarelle, crayon et gouache sur papier 106 x 50,3 cm collection particulière © catalogue raisonné Maurice Denis photo Olivier Goulet

L’exposition : un parcours thématique

Riche et diversifiée, l’exposition du musée du Luxembourg est organisée thématiquement. Introduite par le thème des femmes au jardin, avec les quatre panneaux japonisants de Bonnard, puis avec Vuillard et Maurice Denis, elle se poursuit par les Jardins publics avant de pénétrer dans les intérieurs. Une petite place est faite aux estampes et aux xylographies japonaises. Elle permet de mettre en lumière les japonismes qui s’expriment dans l’œuvre des Nabis. L’Art nouveau y est en bonne place avec les objets décoratifs comme avec les panneaux de Maurice Denis pour une chambre à coucher ou ceux de Paul Ranson pour Siegfried Bing. Le mysticisme s’exprime dans le cycle de la Légende de saint Hubert (1897) réalisée par Maurice Denis pour le baron Denys Cochin et dans les œuvres de Paul Sérusier. Dans sa diversité d’approches et de traitements esthétiques, elle sonne le glas, à coup sûr, d’un certain rapport au réel et annonce l’avènement d'une perception de l’artiste qui triomphera au XXe siècle. Le plaisir des yeux s'ajoute à l'intérêt qu'on peut avoir pour ce développement singulier de l'histoire de l'art. 

Les Nabis et le décor

Du 13 mars au 30 juin 2019, tlj sf le 1er mai de 10h30 à 19h, les lundis jusqu’à 22h

Musée du Luxembourg – 19, rue de Vaugirard – 75006, Paris

Site : www.museeduluxembourg.fr, tél. 01 40 13 62 00

Commissaires de l’exposition : Isabelle Cahn (conservateur des peintures au musée d’Orsay), Guy Cogeval (directeur du Centre d’études des Nabis et du Symbolisme à Paris).

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