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Arts-chipels.fr

La Chute. L’homme qui clamait dans le désert.

La Chute. L’homme qui clamait dans le désert.

Ivan Morane livre de ce texte riche et difficile une version passionnante et millimétrée qu’on a plaisir à découvrir sous une forme théâtrale.

Dans un bar interpole, une nuit à Amsterdam. Un homme entame une conversation avec un étranger de passage. L’étranger existe-t-il vraiment ou n’est-il que le prétexte imaginaire de la mise à nu du personnage, nous ne le saurons pas. Il n’a pas de matière, pas de présence sur scène. Celui qui parle, l’autre, se livre, au fil de ces conversations réduites à un monologue, à une forme de strip-tease, à une mise à nu où l’autocomplaisance cède peu à peu la place à la noirceur tapie au fond de sa conscience et à une réflexion sur la culpabilité et le salut. Dernier écrit publié avant la fin de sa vie, en 1956 – Camus mourra moins de quatre années plus tard dans un accident de voiture dont la légende veut qu’il fût provoqué, rapport aux positions du journaliste engagé de Combat qu’il était et à ses positions sur la guerre d’Algérie – la Chute était initialement destinée à prendre place dans un recueil plus vaste, l’Exil et le royaume. Mais son ampleur lui fit préférer une publication isolée.

La Chute. L’homme qui clamait dans le désert.

Un contexte polémique

Refusant le confort tranquille de l’obédience idéologique, intransigeant et sans compromission, Camus s’attaque dans les années 1950 au communisme. Dans l’Homme révolté (1951), il dénonce les méfaits du marxisme. « Dans la mesure où Marx prédisait l'accomplissement inévitable de la cité sans classes, dans la mesure où il établissait ainsi la bonne volonté de l'histoire, tout retard dans la marche libératrice devait être imputé à la mauvaise volonté de l'homme. Marx a réintroduit dans le monde déchristianisé la faute et le châtiment, mais en face de l'histoire. Le marxisme, sous un de ses aspects, est une doctrine de culpabilité quant à l'homme, d'innocence quant à l'histoire. Loin du pouvoir, sa traduction historique était la violence révolutionnaire ; au sommet du pouvoir, elle risquait d'être la violence légale, c'est-à-dire la terreur et le procès. » Vision dérangeante pour l’époque qui lui vaut de voir classer par Francis Jeanson sa révolte contre le système comme « statique » dans les Temps modernes. Lorsque Camus y ajoute la condamnation du totalitarisme soviétique, de ses répressions sanglantes des révoltes de Berlin-Est en 1953 et de son intervention à Budapest en 1956, sa position à contre-courant lui vaut une rupture avec Sartre et l’existentialisme. La Chute reflète, à sa manière, ces débats sur l’individu confronté à l’Histoire et sur la problématique de la fin et des moyens.

La Chute. L’homme qui clamait dans le désert.

Entre l’homme et l’histoire

C’est dans ce contexte que Camus invente le personnage de Jean-Baptiste Clamence au nom évocateur. Jean le Baptiste fut le prophète qui annonça la venue de Jésus de Nazareth et le baptisa sur les rives du Jourdain. Comment ne pas penser également à l’autre Jean (de Patmos ?), l’apôtre dont les écrits apocalyptiques ont été maintes fois repris au fil de l’histoire ? La Chute évoque, pour présenter la lente descente aux enfers du personnage, les cercles de l’Enfer de Dante, lui-même imprégné des récits apocalyptiques. Clamence, comme son nom l’indique, crie, dans le silence assourdissant des consciences, pour se faire entendre. Il témoigne, à sa manière, de l’humanité tout entière et nous engage à réfléchir sur notre culpabilité individuelle et sur la possibilité d’une rédemption. Contre le système, il place l’humain au cœur dans une interrogation sur notre responsabilité personnelle dans le cours des choses et dans l’évolution du monde.

La Chute. L’homme qui clamait dans le désert.

De la responsabilité individuelle à l’autobiographie

Qui mieux qu’un ancien membre de l’appareil de justice pourrait incarner cette réflexion sur la responsabilité, cette justice qui départage le bien et le mal au regard du droit ? Camus choisit pour personnage un ancien avocat qui se qualifie lui-même de « juge pénitent ». Cette étrange profession de foi fait de lui à la fois l’outil de l’appareil de justice et le coupable que la justice fait comparaître. Dehors et dedans tout à la fois. Pénitent, il se repent de ses erreurs et les expie. Cet homme qui défendait les autres ferma un soir ses oreilles aux cris d’une femme qui se jeta dans la Seine et en mourut. Il ne se retourna pas, ne prévint personne, poursuivit son chemin, refermé sur lui-même. Cette image le poursuit, et croise celles d’un homme qui s’abuse lui-même, se grise de son pouvoir et de ses nombreuses conquêtes féminines, se laisse séduire par les sirènes du succès et de l’adulation. Le parallèle s’établit avec la vie de Camus et les réflexions qu’elle lui inspire dans ses Carnets. Clamence-Camus révèle la fatuité de l’orgueil de soi et l’illusion qu’il recèle. Son retour sur lui-même a toutes les allures d’une descente aux enfers qui est en même temps un parcours initiatique pour se trouver lui-même, se récupérer d’une certaine manière.

La Chute. L’homme qui clamait dans le désert.

Un spectacle habité

C’est la troisième fois qu’Ivan Morane présente ce spectacle. Trois lectures et le souci de revenir à l’os, d’aller de plus en plus à l’essentiel, de ne se concentrer que sur le texte. Exit, donc, la violoncelliste qui l’accompagnait dans la version précédente pour habiller aujourd’hui l’espace de la parole seule. Ivan Morane décrit avec une précision quasi clinique les phases par lesquelles passe le personnage. Il arpente la scène sans autres accessoires qu’un fauteuil et un manteau tandis qu’un fonds sonore, discret, évoque tour à tour l’atmosphère jazzy du Mexico-City, le bar d’Amsterdam que fréquente Clamence, ou une ambiance d’extérieur. Sa diction, non exempte d’une certaine préciosité, explore toutes les gammes de l’énonciation. Tantôt chuchotée et complice, tourmentée et véhémente, autosatisfaite et impérieuse, elle parcourt toute l’étendue de la complexité du texte. Loin du détachement et de la volonté assumée de neutralité de l’Étranger ou de la Peste, on goûte ce dense et long monologue empli de magnifiques éclats lyriques comme un fruit rare, riche de saveurs inconnues, qu’on prend plaisir à découvrir.

La Chute, d’Albert Camus (éd. Gallimard). Adaptation de Catherine Camus et François Chaumette

Collaboration artistique : Bénédicte Nécaille

Mise en scène, lumière et interprétation : Ivan Morane

Théâtre des Mathurins, 36, rue des Mathurins – 75008 Paris

Du 7 mai au 29 juin 2019, du mardi au samedi à 21h

Tél : 01 42 65 90 00 ou 0 892 68 36 22. Site : www.theatredesmathurins.com

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