17 Avril 2019
Affiche de l’exposition Gustav Klucis, reproduction d’après L’URSS est la brigade de choc du prolétariat mondial (affiche) (détail), 1931 © musée national des Arts de Lettonie, Riga
L’exposition du Grand Palais offre un parcours passionnant à l’intérieur des quatre décennies qui marquent les débuts de la Révolution russe et la création de l’URSS.
Avec plus de 400 œuvres présentées couvrant la période de la Révolution d’octobre à la mort de Staline en 1953, l’exposition saisit un moment très particulier dans l’histoire de l’art du XXe siècle : celui où l’art et l’histoire, au détriment progressif de la liberté artistique, fonctionnent de concert en Union soviétique.
Un contexte propice aux révolutions artistiques
La révolution russe débute dans le contexte très particulier du début du XXe siècle. Déjà les Sécession viennoise et munichoise, dans la foulée de l’Art Nouveau, ont ouvert la voie aux idées nouvelles sur le rôle de l’art et à l’internationalisme artistique. Déjà le fauvisme et le cubisme ont balayé les certitudes de l’art académique. Déjà les horreurs de la Première Guerre mondiale ont engendré le nihilisme et la remise en question absolue de la relation à l’art par les dadaïstes. Déjà la guerre a fait naître une angoisse du futur à travers les formes tourmentées de l’expressionnisme allemand de Die Brücke ou du Cavalier bleu. La fascination de la mécanisation et l’industrialisation du monde moderne ont entraîné les artistes dans une démarche artistique où mouvement et vitesse sont devenus des moteurs de la création. Les mouvements de tous ordres se multiplient – orphisme, futurisme, abstraction… Le modernisme est en marche et les artistes russes ne sont pas en reste. Dès 1915, Malevitch expose à Saint-Pétersbourg un ensemble de 39 œuvres, dont Carré noir sur fond blanc sous l’appellation d’œuvres « suprématistes ». Avec ses « reliefs picturaux » de 1914, Vladimir Tatline pose les bases de ce qui deviendra le constructivisme. Ce terreau va alimenter la nouvelle société en gestation après la chute du tsar.
Vladimir Tatline Maquette du Monument à la IIIe internationale 1919 Moscou, Centre d’Etat muséal et d’exposition ROSIZO © Droits réservés / photo State Museum and Exhibition Center ROSIZO, Moscou
Un immense espoir
Dans une société où tout est à construire, où les moujiks, maintenus dans l’illettrisme et la pauvreté, doivent être « éduqués », où l’industrialisation, bien qu’existante, est encore en gestation, le pouvoir a besoin des images pour s’adresser à lui, la présence des artistes est nécessaire pour porter son nouveau message. De leur côté, ces artistes en rupture trouvent dans cette ouverture un nouveau terrain où s’épanouir et prospérer. L’enthousiasme est de mise et le commissaire à l’Instruction, Anatoli Lounatcharski, par ailleurs esthète – il protègera nombre de monuments et de palais tsaristes de la destruction, ainsi que des collections d’œuvres d’art – laisse toute liberté d’expression aux différents courants. On trouve donc côte à côte à cette période certains tenants d’une peinture traditionnelle, figurative, une valorisation de l’art et de l’imagerie populaires, à travers Kandinsky notamment, et les formes les plus révolutionnaires de l’abstraction et du constructivisme. Les arts décoratifs ne sont pas en reste : Liouba Popova et Varvara Stepanova créent des tissus aux motifs géométriques, la théière de Nikolai Suetin est suprématiste, le jeu d’échecs de Natalia Danko fait s’affronter les Blancs et les Rouges dont le Roi est un ouvrier d’usine.
Alexandre Rodtchenko Pur rouge (triptyque Couleur unie) 1921 Moscou, collection privée © Adagp, Paris, 2019 / photo A. Rodchenko & V. Stepanova Archive
L’art en tous lieux et sous toutes ses formes
Les artistes s’inscrivent donc dans le sillage de la révolution, imaginant en particulier un art de rue destiné à porter un message visuel immédiat aux masses en mouvement. L’affichisme connaît un développement foudroyant. On crée d’immenses panneaux apposés sur les trains, les places publiques, destinés à accompagner défilés et célébrations et à souligner la fin de l’ordre ancien et l’avènement du monde nouveau. Avec le développement massif de la photographie surgit la forme hybride du collage, mêlant avec une géométrie moderniste des éléments plastiques à la photographie. Dans ces photomontages à la gloire du peuple, les thèmes tels que la mobilisation des masses, les défilés et manifestations, l’existence d’un peuple luttant contre les capitalistes forcément gras et porcins mais aussi érigés en armée populaire, en guerre pour préserver la liberté s’affichent. L’audace graphique dont les affiches de Gustav Klucis et de Rodtchenko témoignent rejoignent les projets d’architecture qui fleurissent. « Un nouveau type d’habitat communautaire, un nouveau type de club, […] d’usine nouvelle […] doivent devenir le cadre de vie, le condensateur de la culture socialiste. ». Les maisons du peuple ont des allures de cubes emboîtés déstructurés et les théâtres dynamitent le rapport scène-salle en installant les spectateurs de part et d’autre de l’espace de jeu. Les projets utopiques sont de retour.
Gustav Klucis Millions de travailleurs! Rejoignez la compétition socialiste! vers 1927 Esquisse pour une affiche photomontage, collage, crayon, gouache sur carton Riga, Musée national des Beaux- Arts de Lettonie © Collection du musée national des Beaux-Arts de Lettonie
Une nouvelle grammaire du corps
La révolution en marche ne s’attache pas seulement à des remises en question purement plastiques. Elle s’intéresse au corps de l’acteur. Avec la création, en 1923, de l’Atelier d'État expérimental théâtral, Vsevolod Meyerhold aspire à donner au jeu de l’acteur l'exactitude géométrique de la forme, liée à des techniques qui rapprochent le jeu de la formation circassienne : facilité acrobatique, adresse, maintien sportif. Meyerhold prend le contrepied de son maître, Constantin Stanislavski, pour qui jouer juste et jouer vrai tout en haussant le rôle à une dimension épique était le but à atteindre. Meyerhold crée pour l’acteur une nouvelle technique, la bionique. L’exposition présente certains des exercices filmés au cours de ces ateliers. La gestuelle, simplifiée et ramenée à son expression signifiante, est schématisée à l’extrême, excluant tout psychologisme au profit d’une symbolique éclairante. On comprend l’intérêt de Brecht pour le théâtre de Meyerhold. À sa manière, la distanciation prend sa source dans les mêmes eaux que la bionique.
Kazimir Malevitch [Le Cheval blanc] 1930-1931 Paris, Centre Pompidou, musée national d’art moderne © Centre Pompidou, MNAM-CCI, dist. Rmn-Grand Palais / Jacqueline Hyde
Coexistences
Un débat secoue la Russie artistique et les édiles révolutionnaires dès les années 1920. Faut-il imposer une image nouvelle, parfois perçue comme hermétique par la population, ou au contraire simplifier le message en lui donnant une forme accessible à tous ? Dès les années 1920, la problématique est posée. D’un côté, ceux pour qui la société nouvelle doit révolutionner les modes d’approche de la réalité pour s’inscrire dans la volonté de table rase du passé, de l’autre ceux pour qui l’exaltation des masses laborieuses doit être immédiatement perceptible, par exemple, dans la valorisation grandiloquente du développement industriel et la fierté ouvrière. Se développent côte à côte les silhouettes méconnaissables et colorées de Malevitch et les grandes scènes figuratives d’Alexandre Deïneka. Le cinéma n’est pas en reste dans ces grands écarts. À côté des films résolument novateurs de Dziga Vertov dans le domaine du documentaire et d’Eisenstein par exemple pour ce qui est de la fiction, existe un autre cinéma, tantôt plus simplificateur dans une exaltation du peuple assez caricaturale, tantôt porté vers la bluette et la comédie de mœurs. L’URSS ne marche pas d’un même pas dans le désordre créateur des premières années.
Anatoly Yar-Kravtchenko Le 11 Septembre 1931, Gorki lit son conte La jeune fille et la mort à Staline, Molotov et Vorochilov 1941 Moscou, Galerie nationale Tretyakov © Droits réservés / photo Collection de la Galerie nationale Trétiakov, Moscou
La remise au pas du stalinisme
Lénine meurt en 1924 et Staline entame le chemin qui le conduit à éliminer tous ses concurrents pour s’octroyer tous les pouvoirs. En 1928 débute la chasse aux « spécialistes bourgeois » formés sous le tsarisme. À l’heure du « Grand Tournant » industriel et économique et dans sa phase de collectivisation forcée des campagnes, tous deux accompagnés d’une campagne de propagande dont les affiches sont les supports, le Parti se lance dans la reconquête de l’expression artistique. Cette confiscation signe la mort du pluralisme culturel des débuts. En 1932, les groupes artistiques sont dissous. La guerre est lancée contre le « formalisme ». Place au « réalisme » comme forme d’art propre du prolétariat, même si le terme revêt des formes artistiques diverses. Il deviendra « socialiste » sous l’impulsion d’Andreï Jdanov en 1932. Les aspirations modernistes des débuts cèdent la place à des figurations visant à « représenter la réalité dans son développement révolutionnaire. » Devenus ennemis de classe, les artistes qui ne se plient pas à la nouvelle règle sont écartés des commandes publiques, devenues la seule manne des artistes, empêchés de travailler dans un État qui régente tout. On connaît le suicide de Maïakovski, on sait ce qu’il advint de Malevitch, revenant à une figuration triste. Meyerhold, écarté de toute fonction, est arrêté en 1939, torturé et contraint d’avouer des sympathies trotskystes et un espionnage imaginaire. Il sera exécuté l’année suivante et sa femme assassinée.
L’exaltation des valeurs staliniennes
La statuaire comme la peinture soulignent la force invincible du prolétaire lancé dans une course stakhanoviste à la productivité et au rendement. La sculptrice Vera Moukhina qui réalise le groupe triomphant de l’Ouvrier et la kolkhozienne pour l’exposition universelle de Paris en 1937, les peintres Isaac Brodsky avec ses représentations monumentales (Devant le cercueil du chef, 1925) et Alexandre Samokhvalov et, bien sûr, Alexandre Deïneka et ses prolétaires heureux (Construction de nouvelles usines, 1926, la Pause déjeuner, 1932-1933, où de jeunes hommes dynamiques sortent de l’eau, nus et pleins d’allant) sont de la partie. Curieusement, comme le nazisme, le stalinisme met en avant l’hygiène et l’esthétique des corps, et avec eux la culture physique. Le corps sain, athlétique, devient l’image d’une société où l’avenir est forcément radieux. Militarisé, exalté dans ses vertus de compétiteur, le sportif est l’image d’une société qui ne peut que se porter bien. La ville épouse les mêmes valeurs positives. Le socialisme se doit de montrer la grandeur de la révolution prolétarienne. Dans un retour aux styles du passé, l’architecture, monumentale reprend à son compte les codes du classicisme russe pour mettre en avant le grandiose et faire de Moscou une « troisième Rome ». À ces plans d’urbanisme répond l’Internationale des arts. Après avoir imaginé un temps l’extension de la révolution prolétarienne dans le monde entier au travers d’œuvres mettant en avant des citoyens de divers continents, le régime soviétique avale, d’une certaine manière, les velléités socialistes d’artistes venus d’ailleurs. Des expositions d’art international « anti-impérialiste » sont présentées, des artistes invités glorifient le régime – et parmi eux le muraliste mexicain Diego Rivera. On se souvient encore en Occident de l’étrange silence des intellectuels durant cette période, sacrifiant la liberté sur l’autel de l’espérance socialiste.
Le cinéma au cœur
Ce qui frappe à travers l’exposition, c’est le surgissement du cinéma comme intervenant à part entière dans le questionnement des arts. Il prend toute son ampleur de septième art et s’impose dans l’exposition comme l’art du XXe siècle. Il est documentaire, avec les montages heurtés aux cadrages insolites si passionnants de Dziga Vertov, ou célébration de la révolution dans les films d’Eisenstein (Potemkine ou Octobre, mal reçu du public et perçu comme difficile à comprendre, on dirait aujourd’hui trop « intello »). Parfois fade, léger et sans accident, il contribue à masquer les exactions du régime stalinien qui fit des millions de morts. Si Eisenstein, qui a pourtant sacrifié aux lois de la propagande, est finalement écarté des sphères du pouvoir après que la deuxième partie d’Ivan le terrible eut déplu à Staline qui s’y voyait caricaturé, d’autres films de l’époque, moins novateurs, enfourchent sans broncher les poncifs de la flatterie du régime. On y voit Staline en héritier légitime et fidèle de Lénine pour renforcer son image de chef charismatique. Le régime s’appuie sur les personnalités incontournables pour asseoir sa légitimité : le tableau intitulé 11 septembre 1931, Gorki lit à Staline, Molotov et Vorochilov son conte la Fille et la Mort (Anatoli Iar-Kravchenko, 1941) est à cet égard éclairant. Gorki y est récupéré au même titre que d’autres gloires nationales pour servir l’idée d’une « Grande » Russie – on ne peut s’empêcher de penser à un exemple plus récent de la volonté de restaurer cette image.
Salomon Nikritine Le tribunal du peuple 1934 Moscou, Galerie nationale Tretyakov © Droits réservés / photo Collection de la Galerie nationale Trétiakov, Moscou
Procès et purges
L’exposition serait incomplète sans le revers de la médaille trop belle pour être vraie que présentent les élans révolutionnaires comme son abâtardissement compassé et dérisoire par le stalinisme. La face noire, on la découvre à travers des représentations telles que le Tribunal du peuple (Salomon Nikritine, 1934) où dans des tons brun-noir siège un tribunal d’anonymes aux visages à peine définis qui regardent de côté comme s’ils n’osaient pas affronter le regard du spectateur, ou ces purges effectuées sur les photos officielles où les visages de ceux qui ne sont plus en odeur de sainteté sont éliminés de l’image. Les anciens Égyptiens martelaient les visages de ceux qu’ils voulaient faire disparaître dans la croyance archaïque que faire disparaître l’image revient à supprimer le vivant. On n’en est finalement pas très loin dans cette éradication massive de la mémoire, dans cette réécriture par la soustraction…
L’esprit navigue entre la fantastique créativité qui naquit de l’espoir fou suscité par la Révolution et les exactions auxquelles celui-ci donna finalement lieu. Deux faces d’une même médaille qui nous amène à réfléchir sur l’engagement et ses conséquences. Sans doute est-ce aussi là la leçon de cette exposition fascinante qui ne sépare pas l’art de la vie.
Rouge
Du 20 mars au 1er juillet 2019, tlj sf mardi de 10h à 20h, le mercredi jusqu’à 22h
Grand Palais – Entrée Clemenceau, Place Clemenceau – 75008, Paris
Site : www.grandpalais.fr, tél. 01 44 13 17 17