7 Avril 2019
Lorsque le kathakali, cette danse traditionnelle du Kerala, souvent dédiée au Mahabaratha, s’invite au festin d’un des plus grands classiques du théâtre, le résultat ne peut être que surprenant et dépaysant.
Sur la scène vide, un homme s’approche et allume une lampe à huile. Nous voici plongés dans l’atmosphère du kathakali, traditionnellement représenté à la lueur dansante des lampes. La scène se teinte d’une aura de cérémonie mystique. Et c’est bien, d’une certaine manière, de cela qu’il sera question : élever la fable du roi Lear aux dimensions d’un mythe qui dépasse la simple aventure de ce roi qui aura tout perdu pour avoir préféré la flatterie à la sincérité et l’authenticité.
Un Roi Lear recentré
De la pièce touffue de Shakespeare qui mêle, comme bien d’autres du même auteur, une intrigue politique et des considérations sur l’évolution du monde au drame du roi Lear et de ses trois filles, l’action ici se recentre sur Lear et ses filles. On y retrouve le partage du royaume qui prive Cordélia de sa part pour avoir affirmé que son père n’est pas tout et qu’elle garde la moitié de son amour pour son futur époux. Suivent le rejet par ses deux autres filles, Goneril et Régane, de leur père, l’errance de Lear escorté de son fou pendant que les deux sœurs se disputent le royaume. Le Roi de France intervient pour rétablir Lear sur le trône. Celui-ci se réconcilie avec Cordélia mais celle-ci a été assassinée. Lear, rétabli dans ses droits et fou de douleur, meurt.
L’univers musical du kathakali
Comme dans la forme traditionnelle, Kathakali King Lear mêle trois arts : le chant, la danse et la musique, assumés chacun par des interprètes différents. Comme un chœur antique, les chanteurs commentent l’action et portent l’histoire. Ici deux chanteurs s’accompagnent de cymbales ou de percussions. Ils sont accompagnés par deux instruments traditionnels, le chenda et le maddalam, deux autres instruments à percussion. Le premier est une sorte de tambour haut qu’on frappe avec des baquettes, le second, porté à la taille et disposé perpendiculairement à l’axe du corps, est frappé, comme un tabla, avec les mains, renforcées au bout des doigts de doigtiers qui accentuent la force de frappe.
Le théâtre et la danse
Musiciens et chanteurs accompagnent les personnages, maquillés selon la tradition du kathakali. Le maquillage vert du roi de France renvoi à la noblesse du personnage. Le vert traversé de rouge du roi Lear renvoie à sa noblesse traversée par le mal. Le jaune, qui colore la face de Cordélia, est signe de sa nature féminine. Sur le visage de Goneril, sur lequel domine le noir, c’est la cruauté qui est mise en avant. Les costumes, très colorés virevoltent au son des percussions. La danse elle-même est surprenante. Nous sommes loin de la dynamique des derviches tourneurs. Solidement ancrés dans le sol que leurs pieds nus frappent à intervalles réguliers, les personnages développent une série de petits pas complexes que vient accompagner tout un vocabulaire des mains qui demeure mystérieux, ce qui provoque une certaine frustration à nos yeux occidentaux. On sait que les danseurs expriment, de manière codifiée, des réactions, des émotions, mais ne demeure pour nous que la fascination de ce mouvement perpétuellement modifié qui dessine dans l’espace une géographie très esthétique mais obscure. Les mimiques, sur les visages, elles aussi, obéissent à un code. On rit de ce décrochement des têtes par rapport au torse introduit par la gestuelle. On s’amuse de ces combats stylisés réalisés avec un sabre d’opérette.
On s’émerveille devant le fantastique travail sur le corps qu’effectuent les acteurs-danseurs. Rien n’est laissé au hasard dans la succession des pas et des mouvements qui détachent toutes les parties du corps les unes des autres, les rendent autonomes, éléments signifiant à part entière. On aimerait en savoir plus, rentre davantage dans cette graphie complexe pour en percevoir toutes les nuances, être capable d’en apprécier la finesse et la subtilité.
Reste cependant un magnifique spectacle, plein de bruit et de couleurs, auréolé de magie et de mystère.
Kathakali King Lear, de Annette Leday et David McRuvie
Mise en scène et direction : Annette Leday et David McRuvie
Adaptation : David McRuvie
Chorégraphie : Keezhpadam Kumaran Nair & K. Padmanabhan Nair
Avec : Peepsappily Rajeevu (Lear), Sadanam Bassi (Régane), Kalamandam Unnikrishnan Nair (Goneril), Kalamandam Manoj Kumar (le Fou), Sadanam Manikandan (le Roi de France), Kalamandam Praveen (Cordélia), Kalamandam Vaishkann (Tom, un Soldat).
Chant : Sadanam Jyotish Babu & Kalamandam Vismas
Chenda : Sadanam Ramakrishnon
Maddalam : Kalamandam Rajarayanan
Théâtre des Abbesses – 31, rue des Abbesses – 75018 Paris
Du 5 au 7 avril 2019, à 20h00, les dimanches à 16h00.
Tél : 01 42 74 22 77. Site : www.theatredelaville-paris.com