23 Mars 2019
Plus d’un demi-siècle après sa création, dans un monde où la « communication » est devenue le maître-mot de l’époque, où les réseaux sociaux font fureur, la pièce de Ionesco nous renvoie au miroir illusionniste de notre existence.
Quand nous pénétrons dans la salle, une paroi réfléchissante disposée sur scène nous renvoie notre propre image. Le théâtre, c’est nous-mêmes. Nous nous regardons vivre et regardons vivre les autres à travers ce miroir. Puis la salle s’éteint, les lumières s’allument sur la scène. La paroi réfléchissante qui nous faisait face devient transparente. Dans l’aquarium ainsi créé avec son quatrième mur qui sépare la scène de la salle, deux chaises et une commode quelconques apparaissent. Des piles de journaux dans un coin, un papier peint fatigué au fond, une lumière neutre. Un petit vieux en marcel, la chevelure en bataille, entre à petits pas mesurés. Il prend une pile de journaux, les dépose dans la commode, reprend une pile de journaux, les redépose. Petites actions sans raison ni conséquence dans un petit univers clos. Une vieille femme le rejoint, aussi surannée que le papier peint. Il allume la radio. Polnareff chante Love Me…
Deux personnages enchaînés pour l’éternité
Lui, le Vieux, a 95 ans. On ne saura jamais son nom car sa Vieille, qu’il a surnommée « Sémiramis, ma petite crotte », d’un an plus jeune, ne l’a jamais appelé autrement que par « mon chou ». Tous deux vivent isolés dans cette maison qui fait face aux flots que le Vieux regarde on ne sait pourquoi. Sont-ils les rescapés d’un cataclysme, qui aurait rayé Paris de la carte, ou les vestiges d’une humanité perdue dans l’incommunicabilité et la solitude ? Ils ont encore l’un vers l’autre de petits gestes de tendresse dérisoire, se font de petits reproches, évoquent les souvenirs d’un temps pas toujours béni, les petites trahisons qui ont cimenté leur couple. Ils ne parlent plus vraiment. Un embryon de phrase, une bulle de la mémoire qui éclate à la surface, ils ont perdu les mots mais ils parlent pourtant. Ils rassemblent les lambeaux de ce qui fut leur vie, leurs attentes sans suite, leurs espoirs sans lendemains. Il aurait pu devenir quelqu’un, dit la Vieille, être un grand savant, un président, devenir général, colonel, peut-être. Au lieu de cela il n’a été que maréchal – des logis. Concierge. Adamov dira d’eux :« La pièce de Ionesco découvre quelque chose que l’on n’a pas envie de reconnaître en soi, c’est-à-dire, en deux mots, la vieillesse fondamentale qui n’a rien à voir avec l’âge et qui, à un certain niveau de conscience, représente un état de l’existence humaine. […] on a peur d’une image de la décrépitude qui réduit l’existence à un vagissement sans évolution, depuis le berceau jusqu’à la mort. »
Les visiteurs du soir
Ces deux isolés, repliés l’un sur l’autre, ont invité ce soir-là, fait exceptionnel, un nombre considérable de personnages : une Dame qui fut un amour de jeunesse du Vieux, un Colonel dont la galanterie déplacée introduit le trouble, et toute une galerie de personnalités. Car le Vieux a une communication à faire, un message à délivrer avant de disparaître. Il a même choisi, pour l’occasion, un Orateur pour porter sa parole, pour dire mieux que lui. On sonne à la porte. Les invités se présentent, en ordre dispersé. Mais en lieu d’invités n’arrive que le vide. Les vieux leur parlent, la Vieille s’empresse de leur trouver des chaises sur lesquelles ne prend place que l’absence. Chaises de bric et de broc car il faut rassembler toutes les chaises de la maison pour faire face à cette affluence du néant. Le rythme s’accélère, les chaises envahissent l’espace. On attend toujours l’Orateur. Dans le silence qui s’installe, les vieux font patienter, ils meublent comme ils peuvent le vide silencieux pour ces personnages inexistants. Lorsque l’Orateur fait son apparition, enfin, il est de chair et d’os mais n’est qu’un vieillard cacochyme sous perfusion, traînant avec lui sa poche de produit. Lorsque les Vieux, satisfaits de penser que leur message sera délivré, disparaissent, l’Orateur, incapable de délivrer le moindre message, quitte la scène.
Une farce tragique d’une dimension métaphysique
Ils sont terribles, les mots qui caractérisent ces deux petits vieux et leur vie marquée par l’échec et le ratage. « J’ai voulu faire du sport, de l’alpinisme, dit le Vieux, on m’a tiré par les pieds pour me faire glisser… j’ai voulu monter les escaliers et on m’a pourri les marches… je me suis effondré. » Mais au drame aux allures naturalistes de ces deux petits vieux accrochés l’un à l’autre avant de disparaître, attendrissants dans leur tentative d’exister une dernière fois, Ionesco donne les dimensions d’une tragédie qui les dépasse et concerne l’humanité. « Le thème de la pièce n’est pas le message, ni les échecs dans la vie, souligne l’auteur, mais bien les chaises, c’est-à-dire l’absence de personnes, l’absence de l’Empereur, l’absence de Dieu, l’absence de matière, l’irréalité du monde, le vide métaphysique. » De ce vertige du vide, de cette incommunicabilité qui peuple le monde de rien, de ce néant qui nous habite, il vaut mieux rire. Rire pour souligner l’inanité de nos efforts pour tenter de dire, d’exister, pour échanger, pour être. Et on rit, sans conteste. Thierry Bosc et Emmanuelle Grangé portent admirablement cette poésie du non-sens d’un monde qui s’enfonce sans issue possible. Loin de la simplification réductrice aux clichés de l’absurde, ils donnent à ce désespoir ontologique – il résonne aujourd’hui d’une tout autre manière que dans les années 1950 mais n’en demeure pas moins – une humanité touchante qui nous concerne.
Les Chaises d’Eugène Ionesco (éd. Gallimard)
Mise en scène : Bernard Lévy
Scénographie : Alain Lagarde
Avec : Thierry Bosc, Emmanuelle Grangé, Michel Fouquet.
Théâtre de l’Aquarium, Cartoucherie de Vincennes – 75012 Paris
Du 19 mars au 14 avril 2019.
Tél : 01 43 74 72 74. Site : www.theatredelaquarium.com
En tournée
Du 24 au 27 avril 2019 : CDN Nancy