21 Mars 2019
Une exposition passionnante consacrée à Franz Marc et August Macke, ainsi qu’à l’aventure du Cavalier bleu dont Marc fut, avec Kandinsky, le fondateur, est présentée à Paris à l’Orangerie. Elle offre un panorama de l’œuvre de ces artistes à la trop courte carrière et un raccourci des expérimentations de l’art moderne au début du XXe siècle.
La guerre de 1914 a mis brutalement fin à la vie de ces deux peintres dont les débuts, très marquants, laissaient augurer de grandes réussites. August Macke avait vingt-sept ans, Franz Marc trente-six lorsqu’ils sont morts au front, le premier en Champagne presque au début de la guerre, le second à Verdun en 1916. En moins de dix ans, l’un et l’autre ont laissé une œuvre importante à la croisée des recherches artistiques qui ont mouvementé tout le début du XXe siècle.
La brièveté de la carrière d’August Macke et de Franz Marc explique une certaine méconnaissance, au moins partielle, de leur œuvre. Ce n’est donc pas le moindre mérite de cette exposition que de nous donner à voir, dans le petit laps de temps où ils ont produit, l’extrême diversité et la richesse de leurs recherches, leurs explorations et la force de leurs réalisations. En quatre-vingt-dix œuvres dont près de soixante-dix des deux artistes, auxquelles s’ajoutent une vingtaine d’autres, inspirateurs ou compagnons de route du Cavalier bleu, l’exposition couvre une période allant de 1910 à 1914. Elle évoque la rencontre entre les deux peintres, une amitié qui passe par quantité d’échanges, les années du Cavalier bleu, les relations avec l’avant-garde européenne et l’incursion de Marc et Macke dans l’abstraction.
Franz Marc Étude verte, 1908 [GrüneStudie]. Huile sur toile, Kunsthalle Mannheim © Kunsthalle Mannheim / Kathrin Schwab
Modernité début de siècle
Lorsque Franz Marc et August Macke commencent à peindre, le monde de l’art est en effervescence. Les impressionnistes, à la fin du siècle précédent, ont introduit, à travers la volonté de s’écarter de la « grande » peinture, de capter le moment présent et de s’inscrire dans leur temps, un regard personnel où la sensation de l’artiste devient première, où la subjectivité prend possession de l’acte créateur. L’Art Nouveau, qui revendique la liberté des formes, repense la place de l’art dans la société et établit une étroite relation entre la vie, l’art, l’architecture et le décor. Les postimpressionnistes s’éloignent d’une figuration par trop étroite. Le tourment, sensible dans l’œuvre de Van Gogh, rejoint les incertitudes et les inquiétudes d’un nouveau siècle, la vivacité de sa palette impressionne par le décrochement qu’elle induit. Cézanne et Gauguin, enfin sortis des placards où ils étaient confinés, font l’objet de rétrospectives et suscitent l’intérêt des artistes pour leur caractère résolument novateur dans le traitement des volumes et des formes pour Cézanne, pour son cheminement singulier entre japonisme et primitivisme pour Gauguin. La remise en cause des canons de la peinture ancienne s’inscrit dans l’urgence de révolutionner l’art que ressentent les artistes au seuil du XXe siècle. Le début du siècle compte déjà son lot de ruptures quand Marc et Macke se rencontrent : le fauvisme (1905) et le cubisme (1907) ont dynamité, en France, la couleur et la forme, l’art « naïf » du Douanier Rousseau a mis en avant de nouveaux codes de représentations du réel. En Allemagne, l’expressionnisme militant de Die Brücke (1905) a défendu avec virulence le « brut », la force du premier geste, l’inapprêté contre le « beau ». En Italie, dans la continuité du manifeste littéraire publié en 1905, le futurisme en art (1909) a pris pied dans la vitesse et le mouvement du monde moderne. Désormais, la perception de l’artiste est au centre et l’art à l’avant-garde du monde.
August Macke, Cruche blanche avec fleurs et fruits, 1910 [Stillleben mit Milchkrug und Blumen (Weißer Krug)] Huile sur toile, Kochel am See, Franz Marc Museum, coll. Particulière © Walter Bayer, München
Deux artistes au cœur des bouleversements de l’art moderne
Franz Marc et August Macke se rencontrent en 1910. Franz Marc se destinait à être pasteur lorsqu’il décide de s’inscrire, en 1900, à l’Académie des beaux-arts de Munich, centre européen du symbolisme et de l’ésotérisme. August Macke, marqué par l’Art Nouveau et le japonisme, suivait les cours de Peter Behrens à l’École d’arts appliqués de Düsseldorf et avait entamé une carrière de décorateur. Marc admire Gauguin et Van Gogh, Macke est fasciné par Cézanne – la Cruche blanche avec fleurs et fruits (1910), présente dans l’exposition, en témoigne. Marc, héritier de la tradition romantique allemande, développe un fort sentiment de la nature et peint avec lyrisme un monde où l’homme est souvent absent et où les animaux symbolisent l’innocence d’une nature sans tache. Leur manière de peindre comme leurs préoccupations artistiques diffèrent. Marc pratique une peinture philosophique, teintée de symbolisme, Macke est davantage préoccupé par les aspects formels de la peinture. Ce que vise Marc, comme il l’écrit à Macke dès 1911, c’est de faire table rase pour repartir, « commencer comme un enfant en donnant [son] impression de la nature au moyen de trois couleurs et de quelques traits et en dernier lieu ajouter, là où c’est nécessaire, des formes et des couleurs. » En bref, recréer la nature à partir de la peinture… Macke, lui, reste plus attaché à la matière picturale pour elle-même. Cela n’empêche pas une amitié et une estime réciproques. Leurs échanges nourriront mutuellement leur œuvre sans que l’une porte ombrage à l’autre.
Franz Marc, La Cascade (Femmes sous une cascade), 1912 [Der Wasserfall (Frauen unter einem Wasserfall)] Huile sur toile, coll. Particulière © Maurice Aeschimann
De la couleur avant toute chose
Ils accordent tous deux une énorme place à la couleur. Mais là où Marc semble faire sien le précepte de Gauguin dans Oviri – « Un kilo de vert est plus vert qu’un demi-kilo » –, composant en larges plages de couleurs pures des ensembles très contrastés que la couleur architecture, Macke introduit des alternances plus subtiles dans des scènes plus quotidiennes, plus picturales, moins philosophiques. Là où Marc, lorsqu’il représente des femmes se baignant dans une chute d’eau en présence d’un fauve (la Cascade ou Femmes sous une cascade, 1912) entrechoque les couleurs pures (jaune-bleu-rouge-vert franc), renvoyant à une nature très conceptuelle où la chevelure féminine est chute d’eau, intégrée dans une vision cyclique du monde, Macke s’intéresse à des jouets d’enfant ou à une joueuse de luth dont la représentation, en zones de couleurs très cloisonnées, rappelle la Bretagne de Gauguin. Marc, plus idéel, formule, sur les traces de Kandinsky, une théorie des couleurs : « Le bleu est le principe masculin, austère et spirituel. / Le jaune est le principe féminin, doux et sensuel. / Le rouge est la matière brutale et pesante ; il est la couleur qui doit être combattue et vaincue par les deux autres. » Macke est plus souple, moins dogmatique.
Franz Marc, The First Animals, 1913 [Les premiers animaux]. Gouache and pencil on paper. Private Collection, courtesy Neue Galerie New York © Neue Galerie, New York
L’Almanach du Cavalier bleu : défense et affirmation de la nouveauté en art.
En 1910 une exposition Matisse, dont l’œuvre impressionne Macke, a lieu à Munich et les Fauves sont présentés à Berlin. Marc y rencontre Kandinsky avec qui il partage une même vision mystique de la nature. Kandinsky, déçu par la frilosité de la Nouvelle association des artistes munichois (NKVM), forme avec Marc le projet de présenter les formes d’art novatrices au travers d’un almanach, l’Almanach du Cavalier bleu (Der Blaue Reiter), destiné à fédérer l’avant-garde artistique. Ce nom, Kandinsky s’en amuse en mettant en évidence le goût de Marc et le sien pour les chevaux comme pour le bleu. Mais ces cavaliers sont aussi ceux de l’apocalypse, symbole du combat à mener pour le nécessaire et salvateur renouveau de l’art ; quant au bleu, couleur du ciel, il incarne l’élévation de l’esprit, l’appel vers l’infini. L’exposition de l’Orangerie s’attarde sur le thème de saint Georges terrassant le dragon, du bien triomphant du mal, que Kandinsky reprend dans ses dessins préparatoires pour la couverture. L’Almanach est l’arme qui viendra à bout de la rigidité du monde ancien. Cela ne peut se faire, pour eux, qu’en abolissant les distinctions qualitatives entre les arts. Ils rejoignent en cela l’esprit de leur temps et l’engouement pour l’art africain et océanien. Art naïf, art « primitif », art populaire et objets décoratifs sont conviés à un grand festin planétaire où les frontières se font poreuses. Alors même que les nationalismes s’exacerbent, le Cavalier bleu prône les échanges entre les cultures, la suppression des barrières entre les genres artistiques, le retour à l’authentique.
Franz Marc, Chevaux se reposant, 1912 [Ruhende Pferden]. Encre sur papier, Den Haag, Gemeentemuseum Den Haag © Collection Gemeentemuseum Den Haag
Un mouvement éphémère
Deux expositions matérialiseront les ambitions du Cavalier bleu, la première avec, entre autres, Delaunay et le Douanier Rousseau mais aussi Arnold Schönberg, la seconde avec Klee, Kubin et le groupe expressionniste Die Brücke, mais aussi Picasso, Braque, Vlaminck, Gontcharova, Larionov ou Malevitch. Intitulée « Noir et blanc », elle montre essentiellement des œuvres graphiques. Une technique dans laquelle Marc excelle. Ses encres sont saisissantes de force et de beauté, tels ces Chevaux se reposant (1912) en noir, vert et bleu qui dégagent une grande quiétude nocturne. Cubisme, orphisme, fauvisme, expressionnisme et abstraction se mêlent aux représentations populaires et aux masques et statues venus d’ailleurs dans une volonté d’ouverture de l’art sur ses possibles.
Ces expositions font aussi écho aux réflexions sur l’art de Kandinsky (Du spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier), publiées en 1911, qui mettent en évidence la nécessité du chemin intérieur dans la création, ce qui le conduira à la pratique libératrice de l’abstraction. Cette spiritualité, Marc, qui recherche dans l’animal une pureté originelle perdue par l’homme, ne peut qu’y être sensible, au contraire de Macke, qui s’en méfie. Déçu par le Cavalier bleu, ce dernier compare l’Almanach à une « puce sautant gaiement sur le plateau d’une table en acajou, agaçante et insaisissable ».
August Macke, Trois jeunes filles avec des chapeaux de paille jaunes, 1913 [Drei Mädchen mit gelben Strohhüten]. Huile sur toile, La Haye, collection Gemeentemuseum © Collection Gemeentemuseum Den Haag
Après le Cavalier bleu
Les divergences artistiques n’empêchent pas les deux amis de rendre visite ensemble à Robert Delaunay dont les recherches les conduisent à s’intéresser à la vibration de la couleur et à l’animation chromatique qu’elle crée, en s’écartant de l’approche analytique du cubisme. La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France (1913), une grande bande de papier de deux mètres de haut divisée dans sa largueur en deux parties, texte et images, où Sonia Delaunay traduit picturalement l’idée de mouvement du poème de Blaise Cendrars, matérialise dans l’exposition l’orphisme – c’est ainsi qu’Apollinaire définit cette exploration sur la couleur – tout comme quelques tableaux de la série des Fenêtres de Robert Delaunay.
Franz Marc, Ecuries, Stables [Stallungen], Etats-Unis, New-York (NY), The Solomon R. Guggenheim Museum ©The Solomon R. Guggenheim Foundation / Art Resource, NY, Dist. RMN-Grand Palais / The Solomon R. Guggenheim Foundation / Art Resource, NY
Cubisme et futurisme
Marc comme Macke aborde cependant une manière plus géométrique de traiter les sujets. Leurs forêts, par exemple – Chevreuils dans la forêt de Franz Marc (1914) et Promenade en forêt d’August Macke (1913) – passent par le filtre du cubo-futurisme en 1913-1914. Là où Marc installe l’animal dans un univers abstrait, très stylisé et mental, Macke conserve les harmonies naturelles de brun-rouge et de vert qui s’articulent autour d’une silhouette humaine. Aux teintes froides, très marquées du premier s’opposent les rouges chauds et la richesse de nuances du second. Les animaux de Marc quittent la rondeur et la souplesse dessinée de la courbe pour des formes plus aiguës, plus épurées, très marquées par la ligne (les Premiers animaux, 1913). Ils prennent une dimension plus dramatiquement lyrique, reflet de l’inquiétude suscitée par la situation historique dans les Loups (guerre balkanique,1913) où des animaux noirs et rouges aux formes acérées filent comme le vent de la catastrophe qui approche dans une dynamique qui évoque les futuristes. Chez Macke la géométrie se fait plus douce, plus sensuelle, moins rigide. Dans ses Trois jeunes filles avec des chapeaux de paille jaunes (1913) dont les visages dépourvus de traits renvoient à l’abstraction, la juxtaposition des couleurs en formes géométriques (cercles, cônes, triangles…) créant le dessin donnent à la couleur une vitalité et une autonomie remarquables.
August Macke, Paysage avec vaches, voilier et figures [Landschaft mit Kühen, Segelboot und Figuren], 1914 Huile sur toile, St. Louis, Saint Louis Art Museum © Saint Louis Art Museum
Vers l’abstraction
Lorsque Macke aborde l’abstraction, c’est bien loin de l’agitation vibrionnaire des improvisations de Kandinsky. Calme et ordonnancement caractérisent les compositions, très colorées, qu’il réalise durant son voyage en Tunisie avec Louis Moilliet et Paul Klee avec lequel il poursuit son exploration de la décomposition prismatique des couleurs. À la douceur qui émane de ces œuvres où le dessin émerge de la juxtaposition des zones peintes s’oppose le style puissant et heurté, plus cerné et en arêtes, de Franz Marc. Tous deux opèrent, entre 1912 et 1914 une mise à distance progressive d’avec le monde visible. Là ou Marc disloque le corps des animaux pour leur donner une forme pure où prédomine l’idée, tels les chevaux des Écuries (1913) dont les croupes deviennent des sphères que perforent les éléments de l’étable, comme pour dire la rupture apportée par l’homme à l’harmonie de la nature, Macke recrée un dynamisme des formes par la superposition des blocs de couleur, le rythme qu’ils impriment à l’œuvre. Cela ne l’empêche pas de s’éloigner de la figuration. Dans le Paysage avec vaches, voilier et figures, la vision se brouille, l’homme qui salue et le cheval au pré dans l’angle supérieur droit du tableau sont un pied-de-nez à la perception du haut et du bas comme pour souligner que l’espace appartient désormais aux zones colorées qui le découpent et l’architecturent. Quelques œuvres seulement basculent dans l’abstraction pure. Elles laissent augurer de ce qu’auraient pu devenir leurs peintures respectives si la guerre n’en avait décidé autrement. Elles révèlent encore une fois les divergences d’approche des deux artistes. Les Formes colorées II de Macke (1913), toutes en zones de couleurs rectangulaires qui se superposent et se mêlent parfois traduisent cette recherche d’un rythme engendré par la couleur. La Petite composition I de Marc, en revanche, traduit la volonté réflexive de l’artiste, appuyée sur un réel dont il se démarque pour en extraire une pensée abstraite où l’espace et le volume restent présents. Dans les deux cas, le processus mental boucle la boucle d’un apprentissage qui partait de la recréation du monde par l’artiste pour aboutir à traduire une essence, détachée de tout contexte, qui passe par la couleur.
August Macke, Colored Forms II [Farbige Formen II], 1913 Huile sur carton. Ludwigshafen, Wilhelm-Hack-Museum © Wilhelm-Hack-Museum, Ludwigshafen
Franz Marc / August Macke. L’aventure du Cavalier bleu
Exposition organisée par les musées d’Orsay et de l’Orangerie et la Neue Galerie, New York
6 mars – 17 juin 2019. Tlj sauf mardi, 9h-18h.
Musée de l’Orangerie – Jardin des Tuileries, Place de la Concorde – Paris
Tél. 01 44 77 80 07. Site : www.musee-orangerie.fr
À voir également, dans le cadre de cette exposition et autour d’elle : un documentaire, Franz Marc, la dernière chevauchée du « Cavalier bleu » (tous les jours d’ouverture de l’exposition, à 15h30) et quelques chefs d’œuvre du cinéma expressionniste allemand, le Cabinet du docteur Caligari de Robert Wiene (le 3 avril à 12h), la Femme sur la Lune de Fritz Lang (en ciné-concert le 12 avril à 20h), le Golem de Carl Boese et Paul Wegener (le 15 mai à 12h) et Nosferatu le vampire de Murnau (le 22 mai à 12h).