18 Mars 2019
Álvaro Brechner nous plonge dans les années de la dictature uruguayenne à travers l’histoire de trois prisonniers politiques qui résistèrent, du fond de leur cellule, à la volonté de les briser par tous les moyens. Un très beau film, puissant, pour se souvenir d’un temps où la CIA jouait en Amérique latine un jeu dangereux et mortifère.
1973. Le 27 juin, un coup d’État impose une dictature militaire. Depuis les années 1960 le Parti communiste avait créé une structure clandestine armée destinée à contrer un éventuel putsch. Devant les violences antisémites de l’extrême-droite et la rumeur d’un coup d’État impliquant des généraux pronazis, dans un contexte de montée des dictatures en Amérique latine, au Brésil et en Bolivie, les Tupamaros mènent, tout au long de la décennie, des actions de résistance : marches de protestation, assassinats de policiers accusés de tortures, dénonciation de la corruption des grands groupes industriels du pays, cambriolages de grande envergure pour se constituer des fonds, redistributions de vivres dans les quartiers populaires mais aussi, au début des années 1970, enlèvements de personnalités. La répression est sanglante, les emprisonnements politiques se font à grande échelle : avec un prisonnier politique pour 450 habitants, 116 morts assassinés, en détention ou par « suicide » et 172 disparitions connus, l’Uruguay détient un triste record. 6 000 détenus peupleront les prisons de ce pays de moins de 3 millions d’habitants.
La dictature : une vision intime
La mise en accusation de la dictature uruguayenne, et à travers elle de toutes les dictatures, Álvaro Brechner la montre à travers l’histoire de trois personnages emblématiques de l'histoire uruguayenne : José Mujica, un paysan, Mauricio Rosencof, un journaliste, écrivain et poète, et Eleuterio Fernández Huidobro, l’un des fondateurs et principaux dirigeants du Mouvement de libération nationale – Tupamaros. Tous trois furent détenus de 1973, peu de temps après l’instauration de la dictature, jusqu’aux négociations secrètes entre les militaires et les partis qui aboutissent à leur libération en 1985. À la dénonciation politique coup de poing à la Costa-Gavras, Brechner préfère une vision plus nuancée, plus intimiste, plus quotidienne aussi, en suivant pas à pas l’incarcération de ses trois personnages, les menant de couloirs et cellules suintant d’humidité à des puits sans accès où on leur descend leur maigre pitance à l’aide d’une corde. Il montre la pression à laquelle ils sont soumis, les menaces contre leurs familles, la torture mentale qui vient s’ajouter à la maltraitance physique mais aussi les tractations dont ils seront l’objet à l’approche de leur libération ou les rares moments d’humanité de certains de leurs tortionnaires.
La dictature : décervelage et de barbarie
L'histoire commence quand Mujica, Rosencof et Huidobro sont laissés pour presque morts après une traque sanglante, mais ils survivent à leurs blessures et sont emprisonnés. Commence alors un long calvaire fait de séances de torture, d’interrogatoires répétés pour tenter d’obtenir des dénonciations, de violences permanentes et d’isolement total, dans des cellules sans lumière, étroites et sans commodité. Il leur est interdit de parler et personne ne doit leur adresser la parole. Aucune convention internationale ne vaut pour eux. Les visites leur sont interdites, ils ont disparu des registres pour les proches qui les recherchent, ils survivent dans des conditions déplorables, sans hygiène, sans soin. Ils sont otages, moins qu’humains, animaux soumis au bon plaisir de leurs tortionnaires. Un sac sur la tête, ils n’ont plus de point de repère, sont trimballés d’une prison à une autre, parcourant toute l’échelle de l’inhumanité dans la volonté affirmée de les pousser au suicide ou de les rendre fous. Dans ce monde de la privation, les sons parcimonieux qui émaillent le quotidien prennent une place démesurée : le bruit métallique des portes qui se referment ou des volets par lesquels on les observe se fait assourdissant, les prisonniers écoutent avec avidité les conversations des gardiens, dérisoires vestiges du monde extérieur qui leur est refusé. Dans les intervalles, un silence assourdissant règne, un vide qui rend fou, fait galoper dans les têtes les peurs accumulées, les vexations, le souvenir des tortures infligées.
Résister pour rester humain
Dans cet environnement inique, comment rester humain quand un simple pot de chambre vous est refusé, quand l’interdiction de communiquer vous prive de la parole ? En frappant sur les parois, Mujica, Rosencof et Huidobro s’inventent un langage. Pour se sentir vivants, pour savoir qu’ils ne sont pas seuls, pour vérifier que les autres sont encore là. De petits événements traversent, de temps en temps, l’épaisseur des murs : un feu d’artifice, dont les gerbes colorées illuminent le carré noir de la fenêtre inaccessible, ou la demande d’un soldat d’écrire une lettre d’amour adressée à sa belle. Plus tard, selon les aléas de la dictature, un droit de visite où l’un des prisonniers, les fers aux poignets, mime pour faire sourire sa fille un papillon libre de toute attache, une commission de la Croix Rouge internationale destinée à vérifier les conditions d’incarcération, des menaces pour maintenir le mur du silence sur les exactions commises, ou une visite médicale symbolique d’un élargissement relatif. « Les seuls perdants sont ceux qui cessent de se battre », dira Mujica dans une interview. « Ni rien ni personne ne peut faire de moi un vaincu. »
Happy end dans la « Suisse de l’Amérique latine »
Álvaro Brechner dépeint par le menu ces douze années hors du temps où la nécessité de se raccrocher à quelque chose, fût-ce une fourmi qui vous court sur la main, est fondamental, où le moindre accroc dans le cours invariable des jours est une occasion de se sentir vivant, où la résistance au silence et à la solitude devient un leitmotiv pour échapper à la dégradation mentale et à la folie. De beaux plans de couloirs sans fin, de portes closes, de grilles qui ferment l’espace dans toutes les directions, de contreplongées qui écrasent les personnages au fond du puits, donnent à ce film une force plastique qui épouse son propos. Antonio de la Torre, Chino Darín et Alfonso Tort, arc-boutés dans leur volonté de résistance à tout prix, traversée de doutes, sont justes. Aux gros plans de leurs visages qui reflètent parfois la désespérance, à leurs corps recroquevillés qui révèlent la souffrance se superposent les petits gestes qui disent le refus de se laisser glisser, comme maintenir un semblant d’hygiène en se brossant les dents, même s’il s’agit d’un simulacre. Autant de signes de révolte contre l’inacceptable, de lutte avec opiniâtreté contre le désespoir. Lorsqu’au terme de ces années d’emprisonnement, les prisonniers sont libérés, et que les familles attendent sur le bord de la route les camions qui déversent leur cargaison d’ex-détenus, l’émotion est réelle. Si le retour du pays à la démocratie est le signe de la victoire du peuple uni contre la barbarie, c’est aussi une victoire individuelle. « On apprend, dira Mujica, plus de la souffrance que de l’abondance. ». Mujica, depuis, devenu ministre de l’Agriculture en 2005, a été président de la République uruguayenne en 2010. Mauricio Rosencof est aujourd’hui directeur de la culture de la ville de Montevideo. Quant à Eleuterio Fernández Huidobro, décédé en 2016, il fut sénateur. La démocratie est l’arme du juste…
Compañeros de Álvaro Brechner – 2018 (coproduction Espagne, France, Argentine, Uruguay).
Écrit et réalisé par Álvaro Brechner
Image : Carlos Catalán
Avec : Antonio de la Torre (José “Pepe” Mujica), Chino Darín (Mauricio Rosencof), Alfonso Tort (Eleuterio Fernández Huidobro), Soledad Villamil (la psychiatre), Silvia Pérez Cruz (Graciela), César Troncoso (le militaire), Nidia Telles (Rosa), Mirella Pascual (Lucy)
Prix Goya de la meilleure adaptation 2019
Sortie en salles : 27 mars 2019